Par Aïcha Gaaya – 8 mai 2012
Près de six mois après un scrutin historique, la Tunisie tente de s’engager dans la voie de la démocratie, affrontant les obstacles et faisant face aux nombreux défis que ce processus implique. Le paysage politique a été bouleversé, passant de la dictature du Parti unique que menait le RCD à un éclatement en une centaine de partis au lendemain du 14 Janvier. Divisant les tunisiens, le triumvirat formé par Ennahdha, ainsi que deux partis du centre-gauche, le Congrès Pour la République et Ettakatol, a été qualifié d’ « alliance contre-nature » par ses détracteurs, et de « nécessité » louable par ses partisans, dans le dessein de contourner l’écueil périlleux d’un bloc monolithique qui s’emparerait seul des rênes du pouvoir. Le curseur des revendications lors des évènements ayant conduit à la destitution de Ben Ali se situait à gauche, les urnes ont pourtant tranché pour la formation conservatrice, qui obtint la majorité relative. La Tunisie post-14 Janvier se gouvernera donc au centre.
Quel bilan pour la Troïka à un an de la tenue des élections législatives ?[1] Quels sont les défis d’une opposition qui a jusque-là brillé par son manque de visibilité?
La Troïka, un jeu d’équilibrisme complexe
Rien ne laissait présager une telle coalition à la veille du 23 Octobre. Ettakatol, d’un côté, est membre de l’Internationale socialiste tandis que le Congrès Pour la République est, de l’autre, solidement ancré dans les valeurs de la gauche, prônant le panarabisme. Leur décision de rejoindre Ennahdha a été motivée par une volonté de consensus, et de se poser en garde-fous de ce nouveau système, forts de leur expérience en matière de droits de l’Homme. En somme, il s’agissait de dépasser les clivages partisans afin de servir l’intérêt national, répondre aux urgences sociales et revendications révolutionnaires. Cette décision part d’une réelle conviction que le parti islamiste, extrêmement populaire, ne doive pas être écarté du jeu politique, isolé, mais pleinement intégré, encadré.
Les risques qu’entraine cette alliance sont pourtant nombreux : vendre l’âme de ces deux partis, servir de « fusible » politique, être désignés par l’Histoire comme les complices de l’installation progressive de l’islam politique en Tunisie.
Ces deux partis ont beaucoup à perdre en tentant de relever ce défi à la taille des évènements qui ont marqué le pays. Les interrogations sont déjà vives au sein de la population, comme l’illustre ce communiqué de la section française d’Ettakatol, suite aux évènements du 9 Avril dernier[2] :
« Vu la gravité des évènements dignes d’un temps qu’on pensait révolu, le temps de la dictature, nous déclarons que les décisions annoncées dans le communiqué officiel d’Ettakatol sont insuffisantes et en deçà des attentes des militants et de tous les tunisiens qui voyaient dans notre participation au gouvernement une garantie pour les libertés et la démocratie »
Revers de la médaille : les deux partis de gauche connaissent de nombreuses défections parmi leurs rangs, et semblent au bord de l’implosion.
Les promesses électorales de la Troïka : des vœux pieux ?
Face à un parterre de députés fraichement élus, le président Moncef Marzouki a prononcé, le 13 Décembre dernier, un discours d’investiture marquant, soulignant la lourde tâche qui incombe à tous les hommes et femmes afin de redresser le pays et de consacrer les objectifs de la révolution. En tête des revendications : la lutte contre le chômage qui mine le pays – en particulier sa jeunesse- la dignité et la prise en charge des victimes de la révolution.
Comment oublier les promesses électorales d’Ennahdha qui annonçait la création de 590 000 emplois en cinq ans, et la justice transitionnelle. Pourtant, l’intervention du premier ministre Hamadi Jebali lors de la séance plénière au sein de l’Assemblée Constituante, le 26 Avril, a pris la forme d’un désaveu, éludant la justice d’un discours globalement décevant et stérile. Face à une croissance très faible, il semble utopique d’avancer un tel chiffre. Le gouvernement cherche-t-il à gagner du temps par ces effets d’annonce?
Sur les principaux dossiers, la Troïka bute et s’est transformée en véritable « triangle des Bermudes tunisien » selon les dires de certains, où une écrasante majorité des promesses électorales se sont échouées, échappant au radar des citoyens. Ce sentiment d’immobilisme est renforcé par le flou qui entoure les initiatives gouvernementales ainsi que les travaux de l’Assemblée, aggravé par un manque de transparence considérable, et ce malgré les efforts d’une partie de la société civile.[3] La Troïka, qui fait à l’origine référence à ce traineau attelé à trois chevaux de front, semblerait en perte de vitesse face à l’épreuve du pouvoir.
Je ne suis pas de ceux et celles qui remettent en doute la bonne volonté gouvernementale, ni ses intentions louables, comme il en est devenu l’usage. Il est ainsi vrai que sur la question de l’attraction des investissements étrangers et locaux, le facteur temps est crucial, et Marzouki dit juste lorsqu’il déclare qu’ « entre le moment où nous identifions un projet, celui où nous réunissons les fonds, lançons l’appel d’offres, puis celui où arrivent les pelleteuses, il faut parfois plus d’un an et demi. L’argent et les ressources humaines sont là, mais pour les transformer en concret, il faut passer par ce maudit pipeline de procédures complexes. La Tunisie est maintenant un État de droit, il faut évidemment les respecter. »[4]
La Troïka a un mérite qu’il faut lui reconnaître : celui de prendre à bras le corps le nœud inextricable qui ronge le bassin minier de Gafsa, lieu de déclenchement d’émeutes en 2007, souvent analysées comme les prémisses de la révolution. Il faut ainsi souligner la complexité de la tâche qui incombe à la Troïka, héritière d’un lourd fardeau, et la théorie du « miracle tunisien » qui laisse place à la dure réalité du terrain : misère insoupçonnée dans de nombreuses régions, chômage grimpant, corruption. Il est ainsi trop tôt pour juger avec sévérité le gouvernement en place sur le dossier de l’emploi, cela relèverait du procès d’intention et de la mauvaise foi.
La Troïka et les médias
La rupture semble consommée, suite à des relations de plus en plus houleuses. Le 7 Janvier, Hamadi Jebali nominait plusieurs personnalités à la tête des médias publics, sans concertation aucune avec les syndicats[5]. Le 23 Avril, Ennahdha et son leader Rached Ghannouchi, dénonçant « la ligne orientée du journal télévisé » et un « complot de la part des médias », proposent de privatiser la chaine d’information publique El Wataniya (ex TV7), mettant en danger son indépendance et sa neutralité. Il est certain qu’El Wataniya doit faire l’objet de réformes profondes pour assainir un système paralysé par l’ère Ben Ali. Mais cette intervention -parmi tant d’autres- souligne l’extrême porosité entre le parti tunisien le plus populaire et le gouvernement.
Selon le dernier rapport de Reporters sans frontières, la Tunisie est encore une fois dans le rouge, listée dans la catégorie des pays « sous surveillance », un coup dur incontestable pour une nation consacrant la liberté d’expression comme l’un des piliers de l’ère post-révolution. La date symbolique du 3 Mai – journée mondiale de la liberté de la presse- a été entachée par la condamnation de la chaine Nessma à une amende suite à la diffusion du film Persépolis, accusée pour « troubles à l’ordre public et atteinte aux bonnes mœurs ». L’accusation d’ « atteinte au sacré » a été rejetée pour vice de procédure. Cet incident fait écho à l’arrestation de trois responsables du journal tunisien Ettounsiya après la diffusion à la Une d’une photo du joueur de football tuniso-allemand Sami Khedira, posant avec une jeune femme dénudée.
Nicolas Machiavel écrivait dans Le Prince : « gouverner, c’est mettre vos sujets hors d’état de nuire et même d’y penser ». Les tunisiens osent espérer que le gouvernement n’adopte pas cette ligne de pensée, mais force est de constater que d’importants efforts restent à faire afin d’éviter le retour d’Ammar 404[6], travesti sous une autre forme cette fois-ci, recouvert du masque de la justice, prenant un visage légal mais illégitime.
L’image des journalistes agressés par les forces de l’ordre le jour de la célébration de la fête des martyrs, le 9 Avril, a marqué les esprits et éclaboussé le gouvernement qui a cependant autorisé la mise en place d’une commission d’enquête pour déterminer les responsables de cette débâcle. Le SNJT affirme qu’une trentaine de journalistes ont été agressés depuis les élections du 23 Octobre, dressant un constat alarmant quant à la situation actuelle que traverse le pays en matière de liberté de la presse.
Si nous n’avions pas peur de l’anachronisme, nous aurions aisément cédé la parole à Chateaubriand, lui qui prévenait pourtant : « Plus vous prétendez comprimer la presse, plus l’explosion sera forte. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle. »
De son côté, les journalistes ont tout à gagner à faire leur mea culpa. Entre plagiats, sources de piètre qualité et manque de professionnalisme patent, le corps journalistique tunisien mérite amplement d’être réformé, pour redonner une nouvelle vie à ce noble métier qui a été trop longtemps asservi par le pouvoir en place.
Quid de l’opposition ?
Le clan dit « moderniste » pensait que cette révolution était sienne, que son engagement constant et le lourd tribut qu’il a dû payer sous Ben Ali faisait de lui le favori des élections de l’Assemblée Constituante. La gifle n’en a été que plus forte au lendemain de l’annonce des résultats.
Par opposition, nous entendons tout parti qui a refusé de rejoindre la coalition gouvernementale. En effet si, idéologiquement parlant, Ettakatol est bien plus proche du Parti Démocrate Progressiste que d’Ennahdha, les partis de Mustapha Ben Jaafar et de Maya Jribi ont tous deux fait des choix stratégiques diamétralement opposés. Face à un Waterloo électoral le 23 Octobre dernier, l’opposition a tenté de cerner ses points faibles et de comprendre les nombreuses erreurs qui ont desservi sa cause. Tombée dans le piège de la bipolarisation anti-Ennahdha et du discours identitaire[7], épinglée par son manque de proximité avec les classes les plus populaires, par sa communication défaillante, un effritement de ses forces, on ne peut que constater une longue liste de manquements.
En politique -l’opposition l’a appris à ses dépens- tout se paie. Pour prétendre constituer une alternative solide, celle-ci doit apprendre à mettre de côté ses luttes intestines, à étouffer le choc des égos et prendre de réelles initiatives. Comme l’affirmait judicieusement l’écrivain et poète français Robert Sabatier, « s’opposer n’est autre que proposer. Une opposition sans proposition n’est qu’un mouvement d’humeur ».
Dès lors, pourquoi n’envisagerait-elle pas la mise en place d’un « shadow cabinet », en dédoublant le poste de chacun des ministres du gouvernement en place afin, non seulement de comprendre les réels défis que sous-tend l’exercice du pouvoir, mais également de gagner en crédibilité auprès des citoyens ? Ce concept est certes majoritairement anglo-saxon, mais il mérite amplement d’être expérimenté dans cette démocratie en construction qu’est la Tunisie. Plutôt que d’être condamnée à un rôle purement rhétorique, spectatrice passive des hommes et femmes au pouvoir ; en se prêtant à cet exercice, l’opposition exprimerait réellement son qualificatif. Elle n’a pourtant pas le choix si elle veut être en mesure de remporter les prochaines élections législatives et désamorcer la spirale infernale dans laquelle elle s’est retrouvée piégée durant la campagne électorale, surnommée « as’hab sifr fassel »- à traduire par les partis « zéro virgule »- ou encore « orphelins de la France ».
En attendant, force est de constater que nous n’avons jusque là qu’assisté à une lente mise à mort de ces partis qui ont pourtant été le fer de lance de la lutte contre le système benaliste, comptant parmi leurs rangs des militants de la première heure à l’instar de Ahmed Nejib Chebbi[8] ou de Hamma Hammami[9].
La fusion du PDP, Afek Tounes et du Parti Républicain au sein d’Al Jomhouri constitue néanmoins une première étape pour s’engager dans une nouvelle voie salutaire et éclaircir le paysage politique tunisien, en créant un front progressiste qui caresse l’idée de détrôner les partis au pouvoir. La formation du Pôle Démocratique Moderniste quant à elle, peine à se renouveler et à se construire en dehors de la rhétorique identitaire. Le chemin est encore long et la bataille s’annonce difficile.
Ainsi, face à une troïka qui avance confiante malgré la gravité de la situation, l’opposition fait face à des remous dont elle ne ressortira indemne qu’en tirant les leçons de ses échecs, dessinant le nouveau paysage politique tunisien. L’année 56 aura été celle de la libération de la Nation tunisienne, et ce n’est qu’au prix de la consécration des intérêts nationaux par-delà les clivages partisans que l’année 2011 restera synonyme de libération des tunisien(ne)s pour les générations futures. Afin que la question « Libres, mais jusqu’à quand »[10] perde de sa légitimité à l’épreuve de l’Histoire.
Vous pouvez suivre Aïcha Gaaya sur twitter @aichagaaya.
[1] http://www.france24.com/fr/20120324-elections-legislatives-mars-2013-tunisie-assemblee-constituante-accord-partis-politiques
[2] L’Avenue Bourguiba a été marquée par des violences policières, réprimant une manifestation à l’occasion de la Fête des martyrs. Suite à une décision du ministère de l’Intérieur, contestée et contestable, tout rassemblement y avait été interdit. Jugeant cette position illégitime, les protestataires avaient tout de même tenté de briser cette proscription. Le Président a dénoncé un « degré de violences inacceptable ».
[3] Consulter le site marsad.tn, initiative dont le but est d’exiger un surcroit de transparence et suivre pas à pas les travaux de l’Assemblée Constituante.
[4] Lire l’article sur Jeuneafrique.com : Tunisie : Marzouki, Jebali, Ben Jaafar… trois hommes à l’unisson
[5] et notamment le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (http://www.snjt.org/) et Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (http://www.inric.tn/)
[6] Ammar 404 est le nom officieux du système de filtrage et de surveillance du Web mis en place sous Ben Ali
[7] Afin de mieux comprendre le traitement de la question de l’identité nationale durant la campagne électorale, consultez mon article paru sur ArabsThink : https://arabsthink.com/2011/10/25/quelle-identite-nationale-pour-la-tunisie/
[8] Figure de proue de l’opposition, à la tête du PDP jusqu’en 2006, laissant place à Maya Jribi.
[9] Secrétaire Général du Parti Communistes des Ouvriers de Tunisie, arrêté et torturé sous Ben Ali
[10] Slogan apparu lors de la campagne de communication de Reporters sans frontières.