Par Aïcha Gaaya – 25 octobre 2011
Il y a dans l’Histoire des dates que l’on ne saurait oublier. Le 20 Octobre en fait incontestablement partie : tandis que les tunisiens prennent massivement le chemin des urnes à l’occasion de l’Assemblée Constituante, le CNT libyen annonce la capture du colonel Kadhafi. Deux évènements concomitants qui rappellent– comme je l’écrivais au lendemain du 14 Janvier 2011– que le destin du peuple tunisien est sensiblement lié à celui de ses voisins, la chute de Moubarak puis de Kadhafi le prouvent.
Le 14 Janvier a ainsi ouvert la voie à ce que d’aucuns appellent « l’ivresse des possibles », à une nouvelle ère où, certes, tout reste à construire, mais où tout semble permis. Les tunisiens rêvent et se donnent les moyens de concrétiser leurs aspirations ambitieuses. Edouard Herriot n’affirmait-il pas que « L’utopie est une réalité en puissance » ?
Néanmoins, force est de constater que la configuration politique et sociétal a changé durant les dix derniers mois, la nation tunisienne cherchant de nouvelles bases, de nouveaux piliers sur lesquels s’appuyer. Dès lors, certaines questions n’ont guère tardé à s’imposer d’elles–mêmes et se sont invitées à la table des débats. « Qui sommes-nous », « quelle société voulons-nous pour demain »? Si la Nation tunisienne s’était auparavant construite et incarnée sur et à travers des hommes forts et charismatiques à l’instar de Bourguiba, désormais il s’agit de se construire sur des idées, des concepts, qui permettront la mise en place d’une « communauté d’imaginaire »[1] solide. Le fameux kit do-it-yourself suppose qu’en plus des habituels signes distinctifs d’une Nation (drapeau, hymne), la Tunisie doive trouver et renforcer ses spécificités. Ce processus déjà amorcé change désormais de forme, c’est une révolution de la nation en tant que telle qui est en marche.
Dès lors, la vaste question de l’identité nationale a ressurgi, question que l’on croyait pourtant réservée aux amateurs de discours populistes.
A la veille du résultat des élections de l’Assemblée Constituante, retour sur une problématique qui divise.
Les enjeux et conséquences de l’article 1 de la Constitution de 1956
La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république.
Force est de constater que les principaux débats ont tourné autour de cet article controversé pour les laïcs, indispensable pour les autres. En consacrant l’islam comme religion d’Etat, nous nous retrouvons dans une situation ambiguë. En effet, le Droit public tunisien ne s’inspire pas du Coran ni de la Chari’a. Nous citerons par exemple le Code du statut personnel qui a aboli la polygamie, la répudiation, ou encore la levée des réserves de la CEDAW par le gouvernement de transition, le 16 Août dernier.
Néanmoins, un problème se pose avec le maintien de cet article pour le moins discuté, problème que l’on saisit mieux à la lumière de l’affirmation de Portalis qui affirmait qu’« une foule de choses sont nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à l’arbitrage des juges. »
En effet, tandis que les autres pays musulmans ne laissent guère la place à l’ambiguïté, la Tunisie la nourrit en restant silencieuse sur les enjeux du droit de la famille (à titre d’exemple le mariage d’un musulman et d’un non-musulman), laissant le juge tunisien trancher au cas par cas.
La position timorée de la Tunisie s’explique par la dialectique à laquelle est soumise sa population et son gouvernement- et par là même se pose la question de l’identité tunisienne. Entre aspiration à une société plus moderne, prônant et inscrivant au sommet de la hiérarchie des normes l’égalité parfaite entre les sexes, et une volonté de ne pas se couper de ses bases arabo-musulmanes, la Tunisie est aujourd’hui plus que jamais tiraillée entre ces deux perspectives.
Preuve en est, deux blocs antithétiques se sont renforcés au lendemain de la révolution : celui des laïcs d’un côté, celui des tunisiens plus favorables à la préservation des règles religieuses de l’autre.
Dans la course à la définition des piliers de la nouvelle Nation tunisienne, chacun présente sa propre vision de sa communauté d’imaginaire. Si les premiers arguent que l’exception tunisienne réside dans son avant-gardisme- en rompant notamment avec certaines pratiques jugées discriminatoires- les seconds revendiquent l’intégration de la Tunisie dans le courant suivi par ses voisins en se rattachant aux valeurs et principes prônés par l’Islam, source de Droit.
L’incident de la diffusion du film Persépolis– qui fait écho aux remous provoqués par le film de Nadia Al Fani, laïcité Inch’Allah- sur la chaine privée Nessma est une démonstration de cette dialectique et des paradoxes que vivent les tunisiens. L’islam interdisant la représentation de Dieu, une scène du film où ce dernier apparaît sous les traits d’un vieillard barbu a provoqué la colère d’une certaine partie de la population.
Bien qu’anecdotique, cet événement reflète particulièrement bien le fossé qui se creuse jour après jour entre les deux franges de la société. Si certains estiment que les règles et principes musulmans ont l’ascendant sur la notion de liberté (d’expression en l’occurrence), leurs adversaires rétorquent que rien ne saurait justifier la censure au nom d’obscures valeurs.
« Ils commencent par contrôler internet sous prétexte de nous protéger du X, s’indignent ces derniers, maintenant, ils attaquent Nessma sous prétexte que Persépolis ne respecte pas le sacré , et au lieu de condamner l’agressivité et la brutalité dirigées contre cette dernière , certains partis amplifient ce vent de haine et proposent une commission de censure religieuse !Et en suivant le même principe , ils censureront tous les films où les actrices ne sont pas voilées, la météo également puisque seul Dieu sait le divin, tout documentaire scientifique qui remet en cause la théorie de l’évolution » lit-on dans certains groupes crées dans les réseaux sociaux.
Face à ce conflit d’idées, la réaction des partis a été très attendue.
Parmi les principales forces politiques, Ettakatol propose dans le point 2 de son programme la formulation suivante : « L’identité du peuple tunisien est enracinée dans ses valeurs arabo-musulmanes, et enrichie par ses différentes civilisations ; elle est fondamentalement moderne et ouverte sur les cultures du monde ». Il propose également d’inscrire le principe de la « séparation des champs politique et religieux et l’ouverture sur les valeurs universelles ».
Le Pôle Démocratique et Moderniste– coalition du parti Ettajdid et de listes indépendantes- dans son point 26, choisit la même voie en insistant sur le principe de la laïcité et de la surveillance des lieux de culte par l’Etat afin d’en garantir la neutralité, principe auquel adhère pleinement le Parti Démocrate Progressiste.
Seul Ennahdha fait cavalier seul en affirmant le maintien de l’article 1 et ajoute dans son programme la mention suivante : « L’islam constitue un référentiel fondamental et modéré qui est en interaction, par le biais de l’effort d’interprétation et d’application (ijtihâd), avec toute expérience humaine dont l’utilité est avérée. »
La nouvelle Nation tunisienne et le Monde
La Tunisie a été depuis le 19ème siècle un laboratoire à ciel ouvert dans le Monde arabe, et en donne une nouvelle fois la preuve. Certes, sa superficie et sa population ne sont pas de taille à rivaliser avec l’Egypte, néanmoins force est de constater que le monde a les yeux rivés sur elle, assistant à la naissance et aux balbutiements d’une démocratie naissante.
Comme l’a affirmé Benjamin Stora, d’aucuns estiment que cette révolution pour la dignité est en réalité un phénomène de rattrapage, d’ « entrée dans un monde déjà constitué ». Oui, mais seulement en regardant vers l’avenir, il est nécessaire d’être réconcilié avec son passé, en paix avec ses origines.
La Tunisie doit écrire seule son Histoire, néanmoins on ne peut que constater l’importance de l’influence de facteurs exogènes qui dictent implicitement le chemin à emprunter. En tête : Al Jazeera et les chaines satellitaires moyen-orientales à l’instar d’Iqra’ et Al Ressala. L’impact des médias sur l’imaginaire collectif n’est plus à démontrer et ces derniers œuvrent à façonner une image de soi, par looking-glass-self. Ainsi, la question « Qui suis-je ? » trouve écho dans la réponse à l’interrogation « Qui pensez-vous que nous sommes ? ».
Ces chaînes ont vocation à informer, mais elles apportent également leur propre contribution -de taille- à ce débat sensible qui taraude les esprits. Dans une optique panarabe ou panislamique et compte tenu d’un fort auditorat tunisien, le petit écran présent dans nos salons est un rappel incessant que la Tunisie se doit d’adopter des valeurs en adéquation avec celles de ses voisins. Or, ces valeurs sont le fruit de l’Histoire propre à chaque pays, et le tunisien semble nourrir une sorte de schizophrénie latente.
Lorsqu’Iqra’– et autres chaines religieuses- critiquait ouvertement le Code du Statut Personnel en fustigeant la Tunisie d’adopter sciemment des lois trop progressistes envers la femme, le reproche était davantage celui d’une chaine empreinte du wahhabisme déplorant la « perte » de valeurs musulmanes au profit de lois « occidentales », lois jugées « étrangères à notre culture » imposées par des « collaborationnistes des puissances coloniales occidentales. »
Des femmes libres de travailler, de sortir sans tuteur -indépendantes en somme- voilà de quoi susciter l’ire des e-prédicateurs religieux. Depuis, le discours a changé, les angles ont été arrondis, les chouyouks, pour certains, se sont repentis quant aux droits et au rôle de la femme musulmane.
A l’instar du slogan porté par les manifestants aux lendemains du 14 janvier 2011, « Obama : Yes we can, Tunisian : Yes we do !), à l’heure où la Tunisie est l’objet d’un véritable processus de démocratisation, les résultats ce Mardi 24 Octobre et l’avenir devraient nous dire si l’alliance du « Peuple et du goupillon » est viable dans ce petit pays qui n’en a pas fini de donner de grandes leçons au Monde entier.
[1] Traduction du concept théorisé par Benedict Anderson, « imagined communities » dans son ouvrage Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism
Tunisia will find its way once the dust has settled.A few years from now the people will get to know more about the islamists’ political agenda based on islamism and arab ethnocentrism. Realities of governance and their consequences will make them realise the necessity of deeper democratisation and shifting away from the debunked ideologies of arabism and islamism so dear to their neighbours of Algeria. Good luck to Tunisia and its people.