Pour que triomphe la “révolution du sourire” en Algérie

Par Houria Ben Najem – 11 mars 2019

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Source : Facebook

1. “La révolution du sourire”

L’Algérie s’est levée en masse, d’une seule voix et dans toute sa diversité, pour demander le changement politique de manière pacifique. C’est plus précisément sa jeunesse, celle qui est née avec le président Abdelaziz Bouteflika (au pouvoir depuis 1999) et qui n’a pas vécu la « décennie noire » (années 1990), qui constitue le fer de lance et l’acteur central de cette mobilisation historique et inédite. Aux côtés des étudiants et des jeunes défavorisés, d’autres groupes sociaux, en particulier les avocats et les artistes, sont venus appuyer le mouvement et ont nourri ses revendications. Lycéens et même collégiens, plus jeunes encore que leurs aînés des universités, ont pris goût à la marche pacifique. Les femmes participent avec énergie à un mouvement qui libère une grande créativité et met en scène un humour typiquement algérien. Les chants des supporters de football, espace défouloir mais aussi d’une forme de politisation, en particulier La Casa d’El Mouradia de l’USM d’Alger, ont résonné dans les cortèges ces derniers jours. Les générations et les classes sociales se mélangent et cet élan solidaire a permis de mobiliser un nombre croissant d’Algériens à chaque « Acte » (premier acte le vendredi 22 février 2019) de la contestation, jusqu’à atteindre probablement plusieurs millions de personnes à travers toutes les régions du pays le 8 mars 2019. Ce mouvement contestataire exemplaire ne peut que susciter l’émotion et l’espoir : on a vu des enfants réciter de la poésie révolutionnaire, des grands-mères danser, des jeunes femmes éclatantes de vie, des artistes tenir des débats publics devant le théâtre, des jeunes chanter leur espoir dans un clip profondément rétro. Certains l’ont même qualifiée de « révolution du sourire ».

Tous les clichés sont renversés : les jeunes algériens ne sont plus ces individus étiquetés délinquants mais de véritables bombes d’enthousiasme, des remèdes anti-hogra, des activistes infatigables qui ont répondu au « message de Bouteflika » (message complètement décalé lu à la télévision algérienne au nom du président algérien) par des marches nocturnes immédiates. Ces jeunes ne sont pas des casseurs (si des casseurs ont tenté d’infiltrer le mouvement, le phénomène est resté marginal et les manifestants s’en sont désolidarisés). Ils forment des chaînes humaines pour protéger leurs « frères » policiers comme le veut le slogan « khawa khawa », conscients de la position délicate de ces derniers qui ne sont pas les nantis du système. La foi en l’avenir et la dignité semblent retrouvées alors que le peuple algérien opère sa renaissance et peut-être même sa réconciliation.

 

 

 

2. Que s’est-il passé depuis une dizaine d’années sur le plan de la contestation ?

 

Sans retracer la genèse – longue et complexe – de la contestation du régime en Algérie, il est aujourd’hui utile, pour comprendre la dynamique en cours, de revenir sur les mouvements de protestation nombreux mais atomisés (marginaux jusqu’en février 2019) qui ont émaillé ces dix dernières années et contribué à l’éveil du citoyen ainsi qu’à son affirmation dans l’espace public réel ou virtuel.

Cette contestation prenait bien souvent la forme d’une mobilisation sectorielle, portée par des syndicats autonomes comme le SNAPAP, des structures comme la LADDH (ligue algérienne de défense des droits de l’homme) ou, dans le sud du pays en particulier, par le comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC) ou les militants anti-gaz de schiste. Il y avait aussi, cela est vrai, des épisodes récurrents « d’émeutes » aux causes diverses, parfois instrumentalisées, mais qui représentaient néanmoins l’un des visages, l’une des expressions d’une colère localisée mais pas encore connectée à celle des autres. Des initiatives politiques ont émergé, principalement sur la toile, avec le boycott actif de l’élection de 2014 conduite par le « mouvement Barakat » puis plus récemment l’initiative « Mouwatana » par exemple. Si toutes ces mobilisations n’ont pas pleinement germé, elles ont planté des graines, comme d’autres avant elles.

Face aux manifestations de 2011, la priorité du régime algérien était d’empêcher le peuple d’occuper la rue et d’enrayer le développement d’une solidarité entre les groupes sociaux, l’émergence de revendications collectives fortes et l’affirmation de figures politiques ou militantes susceptibles de fédérer. Outre une politique « d’achat de la paix sociale » et un arsenal législatif pensé pour étrangler la société civile (financement des ONG etc.), le régime algérien cherchait à épuiser les agitateurs de conscience afin qu’ils se sentent isolés, menacés par la justice ou s’exilent pour certains d’entre eux : une musique assourdissante absorbait toute leur énergie, répétant que le « printemps arabe » était un échec, que le régime militarisé était inamovible, que la protestation ne pouvait mener qu’au chaos comme le veut la dialectique cynique des régimes autoritaires ou « faire le jeu des islamistes ».

Les militants s’auto-flagellaient de ne pas parvenir à mobiliser « les masses », se déchiraient entre eux, s’accusaient parfois d’élitisme, de parler français ou d’être un agent des services de renseignement. Malgré une lutte digne, la réalité du système les rendait prisonniers de leurs combats inachevés. Les partis politiques d’opposition semblaient affaiblis, lassés, empoussiérés, incapables d’incarner seuls quelconque aspiration au changement. Ils se résignaient à occuper des fonctions électives ci et là, certains se convainquant qu’à défaut de faire la révolution, il valait mieux essayer d’agir dans certains territoires ou secteurs. Les autorités donnaient, elles, carte blanche à ce que d’aucuns qualifient de salafisation des esprits, meilleur antidote pour dépolitiser et assurer la sacro-sainte continuité du régime. On réprimait les cafés littéraires de Kabylie tout en se satisfaisant de voir le rigorisme religieux grignoter à grands pas l’espace public et imposer en douceur son modèle de société, à défaut de pouvoir gouverner (le deal classique des régimes autoritaires avec les islamistes : à vous la société, à nous le pouvoir, merci au revoir).

Et pourtant, sans que les Algériens eux-mêmes ne s’en rendent forcément compte, la parole s’est déliée sur un éventail élargi de sujets politiques, et ce jusqu’au sein des familles. Les chanteurs de rap, les bloggeurs, les figures de réseaux sociaux ont été de plus en plus nombreux à s’exprimer, à tisser des liens et à parfaire leur militantisme. Le sentiment de honte nationale qu’avait déjà inspiré le quatrième mandat a joué un rôle accélérateur du mécontentement populaire. L’Algérie était devenue la risée du monde, les jeunes continuaient à fuir vers un avenir meilleur à bord d’embarcations de fortune et le régime restait là, immobile et anachronique, enfermé dans un délire de plus en plus inquiétant. En 2014, l’appel au boycott des « élections » avait été porté par ceux qui déjà ne toléraient plus cette perspective politique kafkaïenne.

Mais comme l’œuf n’avait pas encore éclos en 2014, les autorités algériennes ont fait une erreur de calcul majeure en misant sur la patience illimitée d’une population qu’elle pensait endormie, apolitique et désespérée, repliée sur la sphère privée.  La perspective du cinquième mandat a fait voler en éclats toutes les réserves et toutes les peurs : ce qui s’exprime aujourd’hui est une renaissance profonde du peuple algérien, boosté par sa jeunesse, qui a réussi l’inconcevable en marchant en si grand nombre de manière pacifique alors que les manifestations y sont généralement réprimées. Ce peuple réapparaît profondément politisé et il croit à nouveau en sa capacité à changer le cours des choses. Il avance avec une grande maturité.

 

3. Comment réagit le régime algérien ?

 

D’abord aveugle et sourd, il s’est enfoui dans la stratégie du mutisme. Malgré l’effritement progressif de ses outils et de ses partisans (les “faux opposants” ou apôtres du retournement de veste rejoignent en nombre les manifestations ; les journalistes de chaînes publiques démissionnent, l’ENTV invite des partisans du changement ; les responsables de structures pro-système font volteface ; les institutions les plus clientélisées se fissurent), le régime ne vacille pas encore car son arête dorsale, l’armée, est restée globalement en retrait. Son silence n’a pas permis de tirer de conclusions sur le choix stratégique qu’elle entend faire. Le 10 mars, le chef d’Etat-major des armées, Gaid Salah, a brisé ce silence avec une formule alambiquée « l’armée et le peuple ont une vision partagée de l’avenir ».

Le clan présidentiel a lui donné quelques réponses ahurissantes : d’abord le premier discours attribué à Bouteflika (toujours absent) qui proposait un pacte pathétique au regard des mots d’ordre des manifestations (que l’on pourrait résumer ainsi : « si je suis élu, je vous promets de conduire la démocratie et de renoncer au sixième mandat… ») puis l’annonce prématurée de vacances scolaires pour endiguer la mobilisation étudiante, que nombre d’établissements commencent déjà à refuser.

 

4. Mais elle est où l’alternative ?

 

L’absence de chefs de file à ce stade (rencontre des partis dits d’opposition, qui n’a pas vraiment convaincue) entraîne une certaine spontanéité des modes de contestation avec l’effet boule de neige incontrôlable des réseaux sociaux. Mais les pratiques restent pacifiques et pleines de civisme, ce qui fait la force du mouvement. Le mouvement a ainsi continué de plus belle et le 10 mars 2019 une nouvelle pratique, la grève générale, a été expérimentée (elle a touché de nombreuses villes, des entreprises clés comme Sonatrach, des ports, gares, transports en commun, épiceries etc.). Cette innovation semble diviser, une partie des militants et citoyens s’y opposant (car elle risquerait, en pénalisant les citoyens, de les éloigner de la protestation) ou tentant de la cadrer (proposition de faire du mardi le jour de grève et le vendredi le jour de manifestation).

Mais ne soyons pas trop durs avec la réalité. La conclusion facile qui consiste à dire que le changement n’est pas possible s’il n’existe pas d’alternative politique structurée déjà prête à l’emploi et qui n’aurait qu’à remplacer le pouvoir en place n’est pas pertinente : d’abord, elle relève de l’utopie car cela n’existe que rarement dans l’histoire des soulèvements ; ensuite, qui peut dire que le régime actuel a brillé par ses compétences et son sens de la responsabilité et que la société algérienne n’en possède pas davantage…

Il est cependant légitime de considérer qu’il faut que le mouvement se structure, que des figures émergent, que des comités se forment et qu’après le « non au 5e mandat » qui a joué un rôle fédérateur, l’aspiration au changement du système prenne la forme de revendications concrètes, avec une stratégie claire pour y parvenir. Les idées fusent déjà sur la toile, qu’il s’agisse d’un gouvernement transitoire, d’un comité des sages, d’une assemblée constituante. La maturité du peuple algérien est la meilleure garantie d’une évolution positive de ce soulèvement mais ses futurs représentants devront être à la hauteur. Si l’hypothèse du cinquième mandat n’existe plus que dans l’esprit du clan présidentiel, l’inconnu demeure le positionnement de l’armée, qui est l’élément clé de l’équation, et l’ampleur du changement qu’elle est prête à tolérer.

Si l’on pouvait schématiser la société algérienne, on pourrait en extraire trois pôles :

–        l’un majoritaire – la rue contestataire – veut un changement significatif du régime algérien, condition de l’essor du pays et de l’avenir de ses jeunes générations. Les paramètres ne sont pas forcément clairement établis mais l’objectif est là ;

–        l’autre, difficile à estimer numériquement, est partisan de la « réforme » cosmétique qui se limiterait à un report des élections, à la simple annulation de la candidature de Bouteflika ou la formation d’un gouvernement transitoire sans rien changer aux fondamentaux (ce sont les opposants de la dernière heure, les Louisa Hanoune, Ali Benflis et autres candidats aux présidentielles, comme M. Ghediri, qui s’est pris une “claque de réalité” lorsque les manifestants lui ont adressé un « dégage » sans ambiguïté, comme à la cheffe du Parti des travailleurs) ;

–        enfin, il y a les tenants du système, ceux qui se torturent mentalement pour savoir comment assurer la continuité du régime et en préserver les fondamentaux face à un tsunami populaire qui leur échappe et qu’ils ne pensaient pas possible. Silencieux car tétanisés, ils souhaiteraient l’épuisement du mouvement populaire ou sa corruption, sa manipulation, afin de n’avoir à prendre aucune décision risquée. A défaut, certains pourraient devenir des « réformateurs » de circonstances en acceptant de « changer un peu », mais pas trop, le système actuel plutôt que de risquer l’effondrement ou la fuite.

Au sein du pôle majoritaire, celui qui manifeste ou fait grève, il y a ce qui unit et ce qui divise. Ces Algériens sont unis par la détestation du système actuel et par l’espoir d’une vie meilleure. Ils sont capables de s’entendre sur les grands paramètres de la stratégie contestataire malgré des différends tactiques et sur leurs demandes de changement. Ce qui peut les diviser potentiellement et faire peser un risque sur le mouvement engagé, c’est la difficulté à gérer le caractère hétéroclite du mouvement qui est le reflet de la société algérienne ; incapacité qui pourrait pousser certaines forces vives à s’embourber dans des débats prématurés et des clivages idéologiques destructeurs pour la mobilisation populaire (islamistes / anti-islamistes etc.) et qui n’ont objectivement pas lieu d’être à cette étape du processus.

En effet, le mouvement actuel n’est pas organisé par les forces islamistes radicales, ce qui ne signifie pas que, parmi les Algériens mobilisés, aucun n’adhère aux théories islamistes (cela serait en outre surprenant) mais il n’y a vraiment pas péril dans la demeure sur le plan idéologique. D’ailleurs, on ne peut pas bâtir l’avenir sur des pronostics électoraux fantasmés alors même que la première manche dans le bras de fer avec le régime n’est pas encore gagnée et que l’aspiration à la démocratie, aux libertés individuelles et collectives et à l’État de droit résonne de manière écrasante et constitue le rempart le plus solide à toute dérive.

 

5. Comment prémunir le mouvement et comment assurer son succès ?

 

Pour réussir, le mouvement doit impérativement demeurer massif et pacifique et être capable de gérer la complexité de la situation et de sa composition, avec tact et intelligence.

Il doit se maintenir dans la durée, ce qui indispensable pour demeurer en position favorable. Il doit faire émerger des représentants à même de réfléchir à la stratégie globale et de constituer une nouvelle élite politique, qui devrait être accompagnée et conseillée par les « anciens » et forces existantes (les « vrais » opposants aux côtés de nouvelles figures étudiantes etc. serait l’idéal). Le mouvement doit demeurer tolérant vis-à-vis de toutes et tous, indépendamment de son appréciation de la « sincérité » des volontés exprimées : le mouvement n’a pas d’autre choix que d’accepter tous les non-violents en son sein, même les arrivistes qui quittent le navire avant qu’il ne coule car cela contribue à l’effritement du système actuel (tout en évitant cependant de leur confier des positions de représentation et d’avoir la mémoire courte demain – le moment viendra, il sera préférable de ne pas voter pour les arrivistes).

Il n’y a pas de recette magique et l’autre partie – le régime – va aussi jouer sa propre partition et placer le mouvement populaire face à des situations nouvelles voire inattendues. Outre la vigilance nécessaire face aux pratiques de « baltaguia » (civils infiltrés pour instiller la violence) et à la désinformation, la structuration politique du mouvement, sans perdre d’énergie dans les débats interminables et prématurés, est le premier défi d’ampleur. Le second défi est de parvenir à instaurer un rapport de force très favorable face au « cœur du système » et de faire émerger une alternative convaincante globalement acceptée (ne pas chercher l’unanimisme, il n’est pas possible).

Les Algériens n’ont pas besoin de tout inventer ou de faire table rase. Tout en traçant leur propre trajectoire, ils peuvent s’inspirer des recettes testées ailleurs, en tirant des leçons des échecs. L’option la plus démocratique, en phase avec les aspirations populaires et la moins susceptible de permettre la récupération politique par les uns et les autres ou de limiter le changement à un simple changement de façade semble la définition d’une séquence provisoire à même de préparer un environnement démocratique pour tenir des élections au cours des prochaines années. Cette séquence devrait exiger le départ des éléments les plus anti-démocratiques du système pour en garantir l’intégrité. Elle permettra de préparer les lois (électorale, partis politiques, droit d’association etc.) et les conditions nécessaires (commission électorale compétente et indépendante) pour la tenue, par exemple, de l’élection d’une assemblée constituante, moment difficile mais indispensable pour refonder un régime politique.

Certains considèrent qu’il est trop tôt pour penser l’après. Il n’est jamais trop tôt. Ces efforts de structuration ne doivent pas polluer le mouvement ni en amoindrir l’ampleur et la régularité. Algériens, Algériennes, vous pouvez faire éclore la révolution du sourire.

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