L’armée égyptienne sous Morsi: retour sur une “neutralité” politique ambivalente

Par Mélissa Rahmouni – 3 juillet 2013

Général Abdel Fattah Al-Sissi, Ministre de la défense et le président Mohamed Morsi. Source : english.alarabiya.net

Général Abdel Fattah Al-Sissi, Ministre de la défense, et le président Mohamed Morsi. Source : english.alarabiya.net

L’objet de cet article n’est pas de revenir sur le bilan d’un an de présidence de Mohamed Morsi, ou des revendications de l’opposition massivement rassemblée dans les rues du pays. Il n’est pas non plus de disserter de façon messianique sur les intentions supposées de l’armée, mais de se contenter de déduire avec un peu de bon sens des observations à partir d’éléments factuels et de l’évolution des rapports de force au cours de la dernière année. L’angle d’approche est donc essentiellement une réflexion sur la position de l’armée, l’évolution des relations armée-confrérie, et les dynamiques qui ont pu mener à une restauration de l’image des forces armées favorable à son ultimatum.

Ultimatum des forces armées rejeté par la présidence : l’Egypte dans l’impasse

L’armée lance un ultimatum de 48 heures

Pour rappel, les récents développements se sont enchaînés très rapidement ces derniers jours. Lundi 1er juillet, les forces armées ont émis une déclaration inédite à la télévision et donné un ultimatum de 48 heures aux forces politiques pour « répondre aux demandes du peuple » ; le cas échéant, l’armée « annoncera sa feuille de route pour l’avenir accompagnée de  mesures qui seront mises en œuvre sous la supervision des forces armées […]». Le fait est qu’un plan semble bien avoir été élaboré par l’institution militaire, sans aucune concertation avec la présidence. S’ensuivit la démission lundi 1er juillet de Sami Anan, ancien vice-président du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) et conseiller militaire du président Morsi, en solidarité avec le mouvement de contestation.

Le Ministère de l’Intérieur apporte son soutien à l’armée

Après les démissions successives de plusieurs ministres, c’est au tour du Ministre de l’Intérieur d’exprimer son soutien indéfectible à la déclaration des forces armées. Cette réaction du Ministère de l’Intérieur, qui n’a d’ailleurs connu aucune réforme structurelle d’ampleur depuis le soulèvement de 2011, n’est pas surprenante si l’on se souvient des grèves et dissensions internes au sein de la police depuis le début de l’année, et de leur dénonciation des « pièges » visant à impliquer les forces de sécurité dans les conflits politiques.

Foule enthousiaste, les Frères dénoncent une tentative de coup d’Etat

Les Frères Musulmans ont immédiatement dénoncé un scénario de « coup d’Etat»[1]. Mais d’autres forces politiques islamistes, dont El-Nour (salafiste, en froid avec la confrérie), se sont montrées moins catégoriques et plus conciliantes. Si nombre de manifestants ont acclamé avec soulagement le communiqué du général Al-Sissi, plusieurs groupes révolutionnaires ont émis quelques réserves quant à une feuille de route imposée par l’armée. Enfin, le Front du 30 juin représenté par Mohamed El-Baradei, considère que cet ultimatum ne signifie pas que l’institution militaire entende jouer un rôle politique, et a précisé qu’il allait la rencontrer pour transmettre ses revendications.

Dans son communiqué présidentiel, le Président a d’abord formulé un rejet « cordial » de l’ingérence politique des forces armées. Mais dans la nuit du mardi 2 au mercredi 3 juillet, le discours tardif du président Morsi s’est voulu plus virulent et passionné, en structurant l’essentiel de son argumentaire[2] autour de la défense de sa « légitimité » électorale/constitutionnelle (terme repris des dizaines de fois) « jusqu’à la mort ». Dans la nuit, l’armée déclarait qu’elle était elle aussi prête à sacrifier son sang pour lutter contre ceux qui menacent le peuple « les terroristes, extrémistes ou ignorants ».

Le degré de division au sein de la société égyptienne a certainement atteint son paroxysme en cette nuit de violences, et le président très affaibli politiquement a perdu toute capacité de contrôle. Dans cette impasse politique qui bascule progressivement d’une phase de stagnation de la transition – échéance législative toujours indéterminée, point mort du dialogue politique, difficultés économiques – à la dégradation en flèche des conditions sécuritaires, la « ligne rouge » fixée par l’armée pourrait bientôt être franchie. Comment interpréter l’ultimatum des forces armées égyptiennes ?

Aboutissement d’une série de mises en garde des forces armées, mais franchissement d’un seuil 

Cet ultimatum, bien qu’osé, n’était pas imprévisible ou « sorti de nulle part ». Il ne s’agit donc pas d’un « retour » inopiné de l’armée dans les affaires politiques. Bien au contraire, il s’inscrit en parfaite continuité avec une série de déclarations du Ministre de la Défense à l’occasion des différents troubles qui ont traversé l’Egypte au cours des six derniers mois, lors de la crise de la déclaration constitutionnelle en novembre 2012, du référendum sur la nouvelle Constitution, de l’anniversaire de la révolution le 25 janvier 2013 ou des événements de Port-Saïd. A chaque risque sécuritaire, les forces armées ont lancé des avertissements, fixé des lignes rouges comme « l’effondrement de l’Etat » ou les prémisses d’une guerre civile, et menacé implicitement d’intervenir si les conditions requises étaient réunies. Cependant, l’armée s’est refusée à toute confrontation physique avec les manifestants, bien consciente des risques de dérapage qui porteraient alors un coup fatal à sa stratégie médiatique de restauration de son image. Selon une stratégie crescendo, elle a durci ses mises en garde au fil de l’enlisement du conflit politique et très friande des formules métaphoriques, elle s’est inquiétée du « tunnel » dans lequel l’Egypte s’enfonce.

Pour rappel, le 9 décembre 2012, l’armée mettait déjà en garde contre les « résultats catastrophiques d’une persistance des divisions politiques [qui] menace les fondements de l’État et met en danger la sécurité nationale » tout en insistant sur « la nécessité du dialogue afin de parvenir à un consensus entre tous les partenaires de la patrie. ». Elle rappelait que « l’armée s’est toujours tenue aux côtés du grand peuple égyptien et est déterminée à préserver son unité » et qu’elle « ne permettra pas d’introduire le pays dans un tunnel sombre ».

Seulement, il y a indéniablement eu le franchissement d’un cap entre ses précédentes déclarations et le communiqué du 1er juillet justifié par la dégradation de la situation et l’émiettement de l’Etat. Si le 9 décembre 2012, l’armée appelait encore au « respect de la légalité et des règles démocratiques sur lesquelles nous nous sommes tous entendus [dont la légitimité électorale]» et s’adressait en particulier aux composantes de l’opposition qui réclamaient déjà la démission du président Morsi, elle a aujourd’hui renoncé à cette exigence. Cela signifie-t-il qu’un coup d’Etat fasse fatalement partie des différents scénarios envisageables ?

S’il est pour l’heure impossible de tabler sur la probabilité de réalisation de telle ou telle option, dans tous les cas, que l’ambition de l’armée soit purement patriote ou qu’elle couve un autre dessein politique de long-terme, il n’est pas dans son intérêt d’apparaître aujourd’hui comme un usurpateur radical du pouvoir politique après son acharnement à redorer le blason de l’institution. Cependant, ceci n’exclue pas l’option du « coup d’Etat temporaire » dans lequel une décision, chapeautée par l’armée, d’agencer différemment le processus de transition et d’écourter le mandat présidentiel en dehors des mécanismes institutionnels démocratiques, serait mise en œuvre. Les futurs développements nous le diront. Cette rupture éventuelle de la transition par l’armée ne serait, dans tous les cas, pas envisageable dans un autre contexte que la crise actuelle, les forces armées étant bien conscientes qu’il n’est pas opportun de se mettre le peuple à dos et qu’il faut attendre l’émergence d’une « occasion » qui permette de limiter la prise de risques et d’être plébiscitée.

Ainsi, cette déclaration audacieuse de l’armée exprime une certaine confiance acquise par l’institution qui n’a jamais véritablement quitté le jeu politique, il est donc peu pertinent de parler d’un « retour ». Ceci étant, la question de son retour effectif aux commandes opérationnelles du pays s’est posée au regard de l’accélération des événements, même si gouverner en l’état actuel des choses semble en contradiction avec la stratégie de long terme des forces armées.

L’armée égyptienne : un acteur éminemment politique en dépit de sa neutralité revendiquée

Toutes les forces politiques ont parfaitement compris la stratégie de communication élaborée par l’armée consistant à redorer son image pour effacer le souvenir traumatisant de la gestion des affaires par le CSFA au début de la transition. Pour se positionner en acteur neutre et en médiateur entre les parties en conflit malgré son lourd passif, elle n’a pas hésite à prendre des initiatives politiques consensuelles telles que l’appel à une réunion de dialogue national fin 2012, qui avait tout de même irrité certains dirigeants de la confrérie. A plusieurs reprises, ses déclarations ont donné l’impression d’une armée véritablement indépendante des autres institutions et capable de court-circuiter la volonté présidentielle.

Le plus grand paradoxe dans la communication officielle des forces armées est que tout en affirmant vouloir se maintenir en dehors des querelles politiques et se consacrer à sa mission constitutionnelle de défense et sécurité nationale et de modernisation de ses capacités techniques et de combat, elle n’a cessé de se prononcer sur des problématiques d’ordre politique ou économique, et de baliser sa sphère d’influence dans un jeu institutionnel en recomposition.

Pour synthétiser, l’armée affirme ne pas vouloir s’embourber dans les conflits internes, mais n’accepte pas de disparaître du jeu politique. Ses quatre hommes membres du Conseil de la Shura, dont l’ancien chef de la justice militaire, permettent ainsi à l’armée d’être au plus près des développements législatifs. Épine dorsale d’un pays bien plus que d’un régime, elle imbibe la culture politique égyptienne et refuse de rentrer dans les rangs tant que l’Egypte ne s’est pas stabilisée. Soucieuse de pérenniser ses prérogatives et son indépendance, elle a d’abord dû négocier à contrecœur avec la Confrérie avant de retourner la situation d’impopularité des Frères à son avantage pour renforcer sa position en se rangeant aux côtés du peuple en colère.

L’Etat égyptien post-soulèvement : un monstre à plusieurs têtes ?

En avril 2013 suite à la diffusion dans The Guardian de « fuites » d’un rapport sur des exactions qui auraient été commises par les forces armées en 2011 et qui avait été remis au président Morsi, ce dernier venait en secours à l’armée, la louait pour avoir « protégé l’Egypte lorsqu’elle a commencé sa marche le 25 janvier » et déclarait « je ne permettrai aucune humiliation qui nuise à l’armée ou à son image ».  Ce soutien ostensible à l’armée, alors qu’il existait en son sein de sérieuses suspicions sur la responsabilité des Frères dans ces « fuites »,  allait plus loin que de simples paroles : le président avait annoncé dans la foulée la promotion de plusieurs officiers de l’armée de l’air, de la marine et de la défense aérienne et leur attribution du titre honorifique de lieutenant-général.

La presse égyptienne s’est fait le miroir tantôt de l’émaillage tantôt du réchauffement des relations armée-confrérie, en réagissant à chaud au fil des événements. Aujourd’hui, l’armée challenge le Président qui s’attache à sa légitimité électorale, tous deux se disent prêts à mourir pour défendre la patrie ou la révolution. Pour comprendre, il faut garder à l’esprit que ce feuilleton armée-confrérie ne date pas d’hier, et que si la fragilité de la relation a souvent été compensée par la solidité des intérêts mutuels à un moment T, l’évolution du contexte politique peut changer la donne et les paramètres.

On peut se représenter le système actuel comme une énorme machine dans laquelle de nouveaux agencements sont en cours, avec la permanence de technocrates de l’ancien régime (dans les ministères économie/finance en particulier) progressivement balayée par la présence accrue de figures de la confrérie aux postes stratégiques, une institution judiciaire jugée embarrassante par les Frères, une armée en retrait mais aux communiqués éminemment politiques, le tout s’insérant dans une dynamique qui fait de l’Etat égyptien actuel une sorte de monstre mutant à plusieurs têtes, prêtes à se dévorer entre elles. Seuls les compromis peuvent lui permettre de subsister car il existe bel et bien une rivalité entre institutions et des dissensions au sein des institutions. En effet, si la vision partisane et la paranoïa marquée au sein de la confrérie ne sont pas propices à une atmosphère de confiance, les luttes de pouvoirs ne relèvent pas du simple fantasme analytique. Les « fuites » à répétition dans les médias partisans, accusant tantôt l’armée, tantôt la confrérie, sont probablement l’un des visages que prennent ces tensions dans l’espace public. Chacun tente de se définir une sphère d’influence la plus large possible et de la pérenniser dans le temps, dans une ambiance de défiance et de compromis ponctuels nécessaires. Désormais, la situation semble au point mort.

Dégradation des relations Frères – Armée

Nomination du général Al-Sissi au poste de Ministre de la défense : un changement de cap ?

Un bref retour sur la situation post-soulèvement offre des clés de compréhension. A partir du moment où la Confrérie réalisait qu’elle avait besoin de l’armée après ne pas avoir été capable d’assurer le maintien de l’Assemblée du peuple, la relation entre les deux entités a pris un autre tournant. C’est à ce moment là qu’un nouveau décor était dressé dans les médias en présentant le nouveau Ministre de la Défense, le général Abdel Fattah Al-Sissi, comme un homme pieux, conservateur. La Confrérie a probablement essayé d’utiliser cette qualité, mais cet ancien directeur des renseignements militaires (MID, Military Intelligence Department) et fin connaisseur du Golfe a affirmé très tôt son ambition de revivifier le prestige de l’institution militaire et de l’extraire des conflits et jeux politiques.

Il est vrai que la nomination de cet officier peu connu du grand public avait suscité des doutes de collusion d’intérêts voire de l’existence d’un deal  scellé entre l’institution militaire et les Frères. Dans un premier temps, sa nomination dont le pendant direct était l’éviction de la figure dinosaure du Maréchal Tantawi, avait été accueillie plutôt favorablement y compris dans les milieux islamistes. Al-Sissi relativement jeune et dynamique était doté d’un profil « ikhwan-compatible » ou du moins marquait un changement symbolique, à la fois de génération et de style.

Au cours de cette première phase, le nouveau Ministre n’a cessé d’insister sur sa volonté de modernisation des forces armées égyptiennes, de protection accrue des frontières, de renouer le dialogue avec les tribus du Sinaï et par conséquent d’opérer un revirement stratégique : retrait de la scène politique et focalisation sur les missions propres de l’armée. Cette dynamique était rassurante pour tous, et contribuait à restaurer l’image de l’armée et la situer en dehors des rivalités politiques.

Mésentente cordiale

Ceci étant, elle a très vite succombé à la tentation en reprenant un rôle d’acteur politique subtil, discret, mais bien présent pour conserver ses acquis et sa sphère d’influence. Elle a balisé son terrain en affirmant son indépendance stratégique et son autonomie de prise de décision en ce qui concerne la péninsule du Sinai, sa chasse gardée, où se concentrent des problématiques économiques et sécuritaires. Il n’y a jamais eu « compromission » entre l’armée et les Frères, seulement des compromis au gré des conjonctures. La mésentente a sensiblement évolué au fil du temps par le triomphe du pragmatisme de part et d’autre. Le Président Morsi a en effet eu besoin des forces armées à plusieurs reprises pour la sécurisation des édifices publics et installations vitales de l’Etat et pour seconder la police dans ses missions, en lui octroyant même, pour des durées limitées, des pouvoirs exceptionnels d’arrestation judiciaire. Des services mutuels ont été consentis, le plus souvent parce que chacun y trouvait son compte, lorsque l’armée s’est largement déployée pour sécuriser le processus référendaire sur la Constitution, ou lorsque le président Morsi a défendu les forces armées ciblées par des rumeurs portant atteinte à son image.

Les six derniers mois ont été riches en ajustements entre ces deux institutions monumentales qui se jaugent et cherchent à déterminer leur place dans ce système de pouvoirs en mutation. Avec les manifestations monstres du 30 juin, l’armée dont les hélicoptères survolaient les foules, a habilement saisi une nouvelle opportunité en capitalisant sur l’impopularité des frères.

Du mauvais souvenir du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) à l’armée plébiscitée 

La dynamique des courbes inversées

Cette situation n’est que l’aboutissement d’une dynamique de courbes inversées : une impopularité croissante de la Confrérie en raison de multiples facteurs dont la dégradation de la situation économique et leurs déficiences en matière de politiques publiques ; et une réconciliation progressive entre la population qui souhaite le retour à l’ordre et les forces armées qui se positionnent en solution de dernier recours, si et seulement si le peuple le demande.

Il y a eu médiatisation de plusieurs faits symboliques au cours des six derniers mois, d’abord le phénomène des procurations citoyennes en faveur de la reprise en main du pays par le Ministre de la défense ; quelques manifestations pro-armée numériquement limitées ; les appels répétés de plusieurs personnalités politiques et analystes pour que l’armée remplisse « son devoir national » en cas d’instabilité accrue etc. Tout ceci a stimulé, ou peut être « construit » selon une prophétie auto-réalisatrice, le sentiment diffus d’une armée plébiscitée par une partie croissante de l’opinion publique (« construit » car certains éléments, pas toujours connectés avec la réalité sociale, ont imposé cette idée dans le débat public). Depuis l’élection du président Morsi, l’armée a su se maintenir en retrait quand il le fallait et cette absence de confrontation lui a été très bénéfique.

Néanmoins, elle a continué de prendre position sur des sujets sensibles et d’afficher une volonté d’apaisement alors que le Président était accusé de diviser la société. Par exemple, à partir des heurts confessionnels d’Al-Khoussous alors que le gouvernement était pointé du doigt pour son attitude, le Ministre de la défense a délégué à plusieurs reprises une équipe d’officiers auprès du pape de l’Eglise copte orthodoxe pour exprimer ses condoléances, son désir d’unité nationale, ou encore ses vœux lors des célébrations religieuses. Ce genre d’initiative, relativement éloignée des missions principales d’une armée traditionnelle, sont autant de gestes politiques rarement considérés par les égyptiens comme des manifestations d’ingérence de l’armée dans d’autres domaines, et qui ont contribué à la présenter comme étant proche du peuple, patriote, et responsable.

Une communication innovante à l’heure des réseaux sociaux

L’institution militaire a réussi un exploit de communication inimaginable depuis l’élection du président Morsi et l’éviction du Maréchal Tantawi. Alors qu’elle pouvait redouter la décapitation au lendemain de son élection, elle est parvenue à négocier et maintenir son statut privilégié dans la nouvelle Constitution égyptienne, et à poser les jalons d’une communication moderne et moins opaque. Dans les faits, l’armée était animée par une seule idée, faire oublier les erreurs du CSFA, et se forger une image proche du peuple, garante de sa sécurité et de l’unité nationale. Alors que pendant des décennies il était interdit ou très risqué de se prononcer sur l’armée, il ne se passe désormais plus une journée sans qu’elle ne figure à la Une de la presse écrite publique et privée. Certains experts militaires,  comme le général à la retraite Sameh Seif El-Yazal, sont devenues des figures médiatiques incontournables. Il existe également plusieurs journaux « pro-armée » tels qu’El-Watan

Son usage intense des réseaux sociaux et en particulier de ses pages Facebook sur lesquelles elle diffuse des photos, vidéos et déclarations quotidiennement, s’inscrit dans une volonté de communication innovante, en phase avec la « génération Facebook », la jeunesse, et l’importance que revêt désormais Internet dans la communication politique égyptienne. Soucieuse de toujours être présente, elle émet parfois des communiqués d’une grande banalité mais qui lui permettent de toujours peser dans le débat public. Elle n’est évidemment pas la seule responsable de sa place de premier plan dans les médias, car ce sont surtout ces derniers qui diffusent et réagissent à ses moindres mouvements. L’armée opte pour une « transparence bien contrôlée », en rendant public ses saisies d’armements et déclarations politiques, tout en passant sous silence ses opérations et grandes manœuvres dans le Sinaï pour des raisons stratégiques. Les médias sont effectivement devenus une donnée cruciale pour l’armée qui a invité des journalistes à plusieurs cérémonies militaires, organise des conférences en interne sur la communication officielle auprès des médias, dément ou confirme toute information la concernant dans la presse, et met en avant son porte-parole jeune et efficace, le Colonel Ahmed Mohamed Ali.

Vers la sortie de la “légalité” ?

Les Égyptiens ne sont pas amnésiques mais dans une période où tout évolue si vite, ils peuvent reconsidérer le rôle de chaque acteur. De plus, l’Egypte s’inscrit toujours dans une culture politique qui ne s’est pas totalement détachée de l’institution militaire, et à l’image d’autres systèmes politiques arabes, celle-ci apparaît souvent comme le « dernier rempart contre le chaos » pour une partie de l’opinion publique. Réfléchir sur les intentions de l’armée est un pari risqué, en revanche, retracer une « stratégie », pas forcément machiavélique d’ailleurs, fournit davantage d’éléments de raisonnement.

Si cet avertissement se concrétisait effectivement dans les heures ou jours à venir de manière unilatérale ou en concertation avec l’opposition, il s’agirait bel et bien de l’éviction par l’institution militaire du premier président élu, quels que soient son niveau d’impopularité ou le sens que l’on accorde au terme « légitimité ». Et, même si l’armée jouit d’un soutien populaire visible, c’est son action décisive qui conduirait de fait à une rupture de la transition enclenchée.

Bien entendu, la transition était d’ores et déjà bancale, la société semble exténuée, et les accords à l’amiable, abus de pouvoir et bricolages de circonstances demeurent finalement assez courants dans l’Egypte post-soulèvement. Mais le refus catégorique du président Morsi de se retirer, les violences qui traversent le pays, et la faiblesse des structures de l’opposition, sont autant d’éléments qui permettent de penser qu’une décision radicale de l’armée aurait des conséquences politiques, institutionnelles et sécuritaires profondes. Son sens de l’analyse stratégique capable de saisir les enjeux l’invitera peut être à la prudence.

D’un autre point de vue, certains partent du principe que l’inaction ne garantirait pas non plus une amélioration de la situation et que l’armée est la seule capable de sauver un système qui tombe en lambeaux. L’enthousiasme de certains en voyant des millions d’égyptiens défier un projet de société islamiste peu respectueux des libertés, ne doit pas pour autant faire perdre de vue l’impact dans le long-terme de la dé-légitimation de la légitimé électorale dans une démocratie en formation. Car sans dédouaner les Frères, d’aucuns peuvent s’interroger: si l’armée se fixe pour critère le positionnement aux côtés de la « volonté populaire », que dire de son choix discrétionnaire en faveur de la volonté des rues (aussi nobles soient-elles) plutôt que de la volonté des urnes ?

Quoi qu’il advienne, l’échec cuisant de la transition institutionnelle en revenant de fait au point de départ de « l’armée en dernier recours » est certainement le fruit de responsabilités partagées et d’une grande immaturité politique et démocratique, bien que les dirigeants soient légitimement tenus pour premiers fautifs et aient commis d’innombrables erreurs (cf. décret controversé du Président Morsi).

Il semble que la « légalité » de l’accession au pouvoir et les dires du président Morsi ne suffisent plus à résorber la crise. La tension monte et la « sortie de la légalité » pend désormais sous le nez de millions d’égyptiens. Seul un sursaut patriote et un compromis historique à la hauteur des enjeux d’une Egypte qui se déchire pourraient préserver l’esprit qui animait initialement la transition. A moins qu’à une situation historique inédite, il existe une solution historique inédite à inventer.

Mélissa Rahmouni est co-fondatrice et rédactrice adjointe d’ArabsThink.com. Elle résidait au Caire (Egypte) depuis novembre 2012. Elle peut être contactée à l’adresse suivante : melissa.rahmouni@arabsthink.com. Elle tweette sur MelissaRahmouni.


[1] Le Parti de la Liberté et la Justice (PLJ, bras politique de la confrérie), moins contraint que la présidence à l’usage du ton diplomatique, a en effet lancé un appel à « se rassembler pour défendre l’ordre constitutionnel et pour exprimer leur refus de tout coup d’Etat ».

[2] Et en ne répondant que partiellement aux revendications de l’opposition (élections législatives dans 6 mois, nouveau gouvernement etc.

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