EL – 27 octobre 2011
En 1985, Steve McCurry, reporter pour le magazine National Geographic, tirait le portrait d’une jeune afghane aux yeux très clairs. Le cliché a fait le tour du monde tant et si bien que dix sept ans plus tard, une mission fut dépêchée en Asie centrale par le même magazine pour découvrir l’identité du modèle. La démarche se révéla fructueuse. Il n’en est pas de même pour la coalition occidentale, partie à la recherche d’une mystérieuse société afghane présumée majoritairement anti-Talibans. A l’heure où l’armée française entame son retrait en s’alignant sur le calendrier américain qui prévoit un retrait total d’ici 2014, l’enjeu essentiel n’est plus de savoir quels sont les dysfonctionnements dans la gestion de la transition démocratique et de la contre-insurrection mais plutôt de réfléchir à l’après-Karzaï. Les Talibans contrôlent déjà près des trois-quarts de l’Afghanistan et s’aventurent au cœur même de Kaboul, où ils ont mené plusieurs raids au cours des dix-huit derniers mois. Il ne semble pas y avoir de véritable volonté de transiger dans le camp des insurgés comme en témoignait, le 20 septembre 2011, l’assassinat de Burhanuddin Rabbani, qui dirigeait le Haut Conseil pour la Paix, l’organe chargé par Hamid Karzaï d’orchestrer la réconciliation avec les Talibans. Les Talibans sont de retour. Que faire ? Leur parler, les ignorer ? Continuer à les combattre ? D’abord, il faut nuancer le point de vue occidental, qui focalise sur des images mythiques, un peu comme le portrait de Sharbat Gula, l’afghane aux yeux clairs : les exécutions publiques dans le stade de Kaboul, les femmes en burqa, les fillettes mariées à 4 ans, etc. En dépit de cette brutalité avérée, les Talibans peuvent se féliciter d’un bilan plutôt positif après leur passage au pouvoir entre 1996 et 2001, surtout si l’on compare ce bilan aux résultats obtenus par les gouvernements précédents et suivant, depuis le coup d’état communiste en 1978 jusqu’aux récents efforts de l’OTAN et du gouvernement Karzaï. En effet, sur ce tiers de siècle, les Talibans sont les seuls à :
- avoir fait cesser la guerre civile, hormis dans une poche restreinte de tensions autour de la vallée du Panjshir,
- avoir éradiqué la culture de l’opium alors que l’Afghanistan était le premier producteur mondial,
- avoir restauré un Etat de droit, même si ce droit était sévère et patriarcal,
- avoir affranchi l’Afghanistan de toute tutelle étrangère, y compris pakistanaise
Sur ces quatre dossiers fondamentaux – sécurité, drogue, droit et souveraineté – l’OTAN a lamentablement échoué. Les routes ne sont pas sûres, le propre frère de Karzaï est un important producteur d’opium en Afghanistan, les tribunaux d’Etat sont corrompus et le gouvernement afghan peine à prendre ses distances avec l’OTAN. Cela étant, les Talibans d’aujourd’hui ne sont plus les Talibans d’hier. Dix ans de guerre ont renforcé les éléments les plus radicaux et banditisé les combattants. Certains groupes insurgés financent leurs opérations avec le trafic d’opium, d’autres rackettent.
Alors que faire ? Faut-il dialoguer avec les futurs maîtres de l’Afghanistan ? Maintenant que Ben Laden est mort et que le printemps arabe a ringardisé Al Qaeda, où est l’intérêt de l’Occident en Afghanistan ? A l’heure d’Internet et des échanges mondialisés, les géopoliticiens qui voient encore l’Afghanistan comme une pièce centrale de l’échiquier asiatique paraissent figés dans le paradigme poussiéreux de la guerre froide… Surtout, les Talibans eux-mêmes ne semblent pas avoir de projet politique régional ni de velléités prosélytes sur le plan religieux. En fait, l’idéal taliban réside plutôt dans un système ultra-rural, quasiment autarcique, avec un minimum de contacts extérieurs et de déplacements intérieurs. Pour filer la métaphore de l’échiquier, il y a mat (ou « impasse ») : l’occident n’a plus aucun coup à jouer en Afghanistan. Par contre, et pour ne pas rester toujours en retard, l’occident ferait bien de ramener son attention et ses efforts sur le théâtre pakistanais. Alors que l’Afghanistan est en voie de stabilisation, le Pakistan est de plus en plus tiraillé par des divisions ethniques, politiques et religieuses. Or à l’inverse de l’Afghanistan, le Pakistan est éminemment connecté au reste du monde, avec des alliances russe et américaine, et une politique étrangère active concentrée sur les enjeux transfrontaliers que sont le Baloutchistan pakistano-iranien, l’ethnie pashtoune pakistano-afghane et le Cachemire pakistano-indien. Et comme une cerise sur le gâteau, l’Etat pakistanais possède l’arme atomique tandis que l’Etat afghan n’a que des cerfs-volants. L’inconnue afghane, qui obnubile et fascine l’occident, n’est pas seulement un béguin benêt et bénin. C’est un dangereux écran qui occulte le Pakistan, une équation avec beaucoup plus d’inconnues. Il faut que les pays membres de l’OTAN prennent acte, reconnaissent et acceptent leur défaite militaire, voire l’ineptie même du projet de transition démocratique en Afghanistan tel qu’il a été conçu et exécuté depuis 2001, de façon à enfin détacher les regards de Kaboul et commencer à voir Islamabad.