Par Salima Naït Ahmed – 25 janvier 2012
Le régime syrien ? Un régime répressif, où l’opposition politique a toujours peiné à se constituer, où la liberté d’expression est quasi nulle et peut coûter très cher à ceux qui oseraient tout de même s’en saisir. Voilà l’idée qu’on pouvait se faire de la Syrie. Le pays a surpris une première fois en montrant que le mouvement de protestation arabe pouvait s’y étendre.
C’est désormais en révélant une créativité artistique insoupçonnée que la Syrie surprend. De jeunes Syriens, réunis sous le nom de « Masasit Mati », diffusent sur Internet une série qui raille le régime: « Top Goon, journal d’un petit dictateur ». Des épisodes courts racontent, par la voix de marionnettes, l’impasse de la violence répressive dans laquelle s’est engouffré le régime. Chaque personnage incarne une de ses figures essentielles: Bashar El-Assad le dictateur, le « manifestant pacifique », la présentatrice de la télévision syrienne « vendue » au régime et enfin Shabih, l’homme de main de Bashar, dont le nom fait référence au Shabeeha, les bandes de civils pro-Assad qui attaquent les opposants.
Bichou le petit
La véritable héroïne de la série est Bichou, la marionnette du dictateur Bashar El-Assad. Le chef de l’Etat syrien, ainsi rebaptisé, est présenté sous les traits d’un enfant capricieux, irresponsable et essentiellement peureux. « Bichou » est un vocable déjà entendu dans le monde arabe puisqu’il est aussi la déformation dialectale nord-africaine de Bugeaud, le nom du fameux général de la « pacification » de l’Algérie. C’est un de ceux qui, par la méthode des razzias, étendit la colonisation de peuplement en tâche d’huile au XIXème siècle. Bugeaud, ainsi devenu « Bichou », hante la mémoire collective algérienne sous la figure d’un père fouettard, invoqué pour provoquer la terreur des enfants. A l’enfant agité, on dira en dialecte berbère, mimant des yeux écarquillés par la terreur et le sérieux : « athaya Bichou ! » (« Bichou arrive ! »…. ).
Et voilà que Bichou, par le fait d’une coïncidence étrange, est le nom servant cette fois à désigner Bashar El-Assad. Comme si le diminutif, presque sympathique, servait dans les deux cas à diminuer la violence à laquelle sont attachés les deux personnages. « Bichou » semble être un diminutif de diminutif, les Syriens ayant pris l’habitude d’appeler le dictateur par son prénom, suggérant ainsi qu’il n’y a d’Assad que Hafez, et que Bashar n’est qu’un demi-Assad, moins effrayant que le père dont il n’est qu’un pâle reflet.
Bashar reste une marionnette, un gamin apeuré par le peuple syrien qui, hanté par la voix de son père, tue de plus en plus d’« infiltrateurs » et de « salafistes ». Quand feu Hafez apparaît, comme une incarnation fantomatique de la virilité, il n’y a besoin de le figurer que par une photo en noir et blanc pour effrayer le fils tout autant que Shabih, l’homme de main.
Une série qui traduit l’image du régime
Le nom de baptême de la marionnette est loin d’être le seul élément intéressant de cette série. En fait, tout l’intérêt de ces saynètes, est de traduire l’image politique renvoyée par le régime. Il est évident que les auteurs ne sauraient percer à jour les secrets du prince et dévoiler l’énigme du pouvoir. Qu’est-ce qui fait tant coller le clan Assad au siège du pouvoir (mise à part une colle chinoise, importée de Russie avec des fonds iraniens, comme le dit la série avec humour) ? Si le recul nécessaire manque encore pour savoir « qui manipule qui », la série, avec beaucoup d’intelligence, donne à voir les miroirs du prince. Elle montre avec brio l’idée associée au régime.
La figure de Bashar apparaît dans toute son ambiguïté, à la fois enfant – sur lequel plane toujours la figure de son père – et sanglant dictateur représenté sous les traits d’un Dracula. Le Bashar en pyjama du premier épisode est hanté par ses cauchemars et une peur de la folie qui ouvre chaque épisode (« ana mani majnoun, mani majnoun » – « je ne suis pas fou, je ne suis pas fou »). Cette première phrase est, à elle seule, étonnante, pour qui connaît la Syrie. Elle sonne comme l’éclatement d’un tabou sur la folie sourde du régime. La folie était d’autant plus évidente qu’elle était habituellement tue. Dans les taxis damascènes, dans les boutiques et même parfois chez soi, partout où l’on pouvait retrouver des portraits de la famille présidentielle, il fallait taire la censure, pourtant connue, d’un régime qui risquait toujours de révéler un moukhabarat au coin de la rue. Partout on pouvait voir la sainte trinité de la famille Assad, ces fameuses icônes montrant Bashar avec sa femme et son enfant. Qui aurait imaginé, dans un tel contexte, une série qui montrerait Bashar en pyjama, caressé par un homme de main, lui chantant une berceuse pour le consoler de ses cauchemars ?
Bashar, le sang et la peur
Dans la série, la soif de sang de Bashar serait son dernier moyen d’être digne de son père. Il prétend gagner le jeu parodique « Qui veut tuer des millions ? » (épisode 2), et boit le sang des opposants déguisé en Dracula (épisode 4). L’entreprise est poussée à son comble absurde quand Bichou menace de tuer y compris son homme de main (un de ses « goons ») ou encore ses propres amis. Il jure pourtant devant Dieu, remué qu’il est dans son lit par la peur, avoir tué moins de gens que Hafez à Hama durant le massacre de 1982 (épisode 1). Encore oscillant entre le ridicule et la terreur, Bashar El-Assad est un Dracula, mais dont le cri d’attaque n’est que le chuintement d’un moustique. Le prince Dracula défie Dieu lui-même : à la question « vous prenez-vous pour Dieu ? », Bashar répond « oui », et n’hésite pas à paraphraser l’attestation de foi musulmane : « Il n’y a de Dieu que Bachar ». Sa blague draculesque, comme souvent, est suivie d’un rire sadique qui révèle la folie qu’il s’obstinait pourtant à nier (« ana mani majnoun »…). Bashar suggère aussi parfois que le véritable Dieu du régime est Hafez. En s’adressant à son homme de main, il affirme: « Mon père t’a créé pour me servir ».
Si Bichou promet souvent de rester collé au pouvoir, quitte à tuer tout le monde, il se voit aussi de plus en plus encerclé, au fil des épisodes. Il l’est par ses propres enfants qui lui reprochent d’avoir découpé en morceaux leurs amis Zainab et Hamza, en référence à Zainab Al-Hosni[1], et Hamza Al-Khatteeb[2]. La protestation est figurée comme pouvant à chaque instant s’introduire dans la chambre du prince, prendre la figure d’un proche et asséner le coup de couteau final qui menace toujours le despote. Les figures innocentes des enfants du dictateur, solidaires des autres petits Syriens, rappellent que cette catégorie la plus faible de la population, pas encore partie prenante au sujet politique qu’est le peuple, est pourtant elle aussi attaquée.
La raison d’Etat mensongère
Une dernière thématique récurrente de « Top goon » est celle du mensonge. Puisque le maintien d’un régime répressif ne peut aller sans la dissimulation de la vérité, la série décrit la rhétorique médiatique officielle de la télévision syrienne (épisode 3). Le discours de la présentatrice du journal télévisé est biaisé par sa prostitution au régime, celui du manifestant – arrêté et présenté comme un saboteur repenti – l’est par la menace de la torture. La peur de la douleur ou la recherche du plaisir empêchent, dans les deux cas, le discours vrai. La présentatrice propose le témoignage du « saboteur repenti » présenté comme : un « tueur », un « assassin », une « bête armée », un « monstre sans merci » (sur fond de musique des « Dents de la mer »), allié tout en même temps au prince saoudien Bandar As-Sultan, à Al Qaeda, aux « salafistes », à Saad Hariri, et Israël. Les protestataires incarnent donc toutes les menaces réelles ou supposées qui peuvent peser sur la Syrie. Celui du JT est pressé de se confesser devant tout le pays. Mais on devine, dans l’ombre, Shabih, l’homme de main, qui n’hésite pas à fouetter l’opposant pour que sa langue ne fléchisse pas en dehors du cadre de la propagande officielle.
Les mensonges des médias et des protestataires « repentants » sont ainsi guidés soit par la corruption, soit par la peur. Le régime d’aliénation généralisée par le biais de la propagande, ne peut cependant pas demeurer éternellement. Si le désir de faire tomber le régime n’entraîne pas sa chute immédiate, attaché qu’il est à un rapport de force, pour le moment en faveur du clan Assad, on peut dire que le ver est dans le fruit. Une brèche, d’abord impensable, s’est ouverte en Syrie et si, dans les faits, la fin du régime n’est pas encore advenue, en droit elle est imminente, parce que désormais présente dans tous les esprits.
Salima Naït Ahmed est professeur de philosophie, diplômée de l’IEP de Grenoble et du Master d’histoire et théorie du politique de l’IEP de Paris. Elle a été, en 2005, collaboratrice du Tharwa Project à Damas, l’initiative du militant syrien des droits de l’homme, Ammar Abdulhamid, destinée à favoriser la dynamique démocratique, le dialogue intercommunautaire et la réflexion sur la question des minorités dans le monde arabe et musulman.
[1] Cette jeune Syrienne, âgée de dix-huit ans, disparue au mois de juillet 2011, a été réputée retrouvée décapitée, démembrée et écorchée. En septembre dernier, la famille de la jeune femme, appelée par un hôpital militaire, se serait vue restituer le cadavre de deux de ses enfants : Mohamed et celle qu’on prétend être Zainab. Les photos du corps de Zainab se répandent rapidement sur Internet et son histoire est relayée par les médias, si bien qu’elle devient un symbole de la révolution. En octobre a lieu un coup de théâtre : Zainab réapparait vivante à la télévision syrienne. On l’y voit témoigner, prétendant avoir quitté le foyer familial par peur de la maltraitance de ses frères. La famille aurait confirmé l’identité de la jeune femme. Il semblerait que Zainab soit devenue un enjeu de la propagande d’Etat, utilisée pour accuser de manipulations les observateurs occidentaux. Comme le notent Nadia Aissaoui et Ziad Majed de nombreuses questions demeurent pourtant en suspens, dont la suivante : « Pourquoi l’hôpital militaire a-t-il informé la mère que le corps était celui de sa fille? » Lire aussi la note d’Amnesty International.
[2] Hamza Al-Khateeb, âgé de treize ans, a été arrêté à Deraa en marge des manifestations en avril 2011. Son corps sans vie, tuméfié et mutilé, a été rendu à ses parents en mai. L’enfant est devenu un des symboles de la révolution syrienne. http://www.aljazeera.com/indepth/features/2011/05/201153185927813389.html