Par Amine* – 27 janvier 2012

Le roi inaugurant un centre de santé communal dans la région de Taounat. Source : kingofmorocco.blogspot.com
Le Palais marocain a compris bien avant les autres régimes arabes la force de légitimité qu’il pouvait retirer de l’utilisation des médias. Eloigner le roi de son entourage pour préserver son image, la teinter d’une sacralité séculaire, utiliser le protocole pour justifier un flou et un manque de transparence dans la pratique du pouvoir qui permet de diluer les responsabilités : les médias ont été très habilement utilisés. A côté de la traditionnelle première chaîne de radio et de la télévision nationale qui – elle – ne déroge jamais au culte de la personnalité, se sont développés un certain nombre de titres de presse principalement francophones et de programmes télévisés politico-économiques en particulier sur la deuxième chaîne de télévision marocaine : le culte de la personnalité y est rare, le débat présent, les points de vue des uns et des autres entendus … Cela ne concerne cependant que des faits localisés, et la pratique quotidienne du pouvoir des élus locaux, des ministres et des administrations. Les « grands projets » ou les « grandes stratégies nationales » (projet de réaménagement de la vallée du Bou Regreg, Plan Maroc Vert, Stratégie Maroc 2010 pour le tourisme…), directement décidées ou approuvées par le roi, ne sont jamais critiquées dans leur bien-fondé et ces médias n’abordent que leur mise en œuvre qui ne relève pas de la responsabilité du palais. Mais ce semblant de débat et d’association des « élites » et des classes moyennes aux grandes décisions modelant l’avenir du pays qui flotte sur le paysage médiatique n’est qu’un trompe l’œil, l’illusion d’une réalité factice.
Les détenteurs de ces titres de presse et les intervenants des débats télévisés sont, dans leur écrasante majorité, des acteurs sincèrement convaincus par le discours officiel et les réalisations de la décennie 2000-2011 comme de nombreux marocains, bien avant d’être des proches du palais. Les partis politiques n’ont jamais compris ou su tirer avantage des médias, en réalité, ils n’ont toujours pas identifié et appris à utiliser ces outils de la modernité. L’exemple tragi-comique de l’USFP[1] est éloquent : le site officiel [2]du parti n’a pas été mis à jour depuis deux ans. Les sympathisants de l’USFP devraient s’interroger sur ce retard anachronique en ce début de XXIe siècle. Un seul parti semble avoir réellement saisi le potentiel des médias traditionnels (télévision, radio) mais également celui des nouveaux médias (internet, réseaux sociaux[3]) : le PJD.[4] Il les utilise avec aisance pour s’imposer face au palais.
La responsabilisation
Le PJD a, au cours des dernières semaines, révolutionné la communication politique au Maroc. Si certains y voient le style personnel de son secrétaire général Abdelilah Benkirane, il s’agit plutôt d’une stratégie consciente ou inconsciente du parti qui entend « tout dire » : rapporter le contenu et même la forme des discussions tenues entre les ministres et le roi, tous les faits se rapportant à la constitution du gouvernement et tous les éléments permettant de mettre en évidence les responsabilités de chacun y compris celles du monarque, responsabilisant ainsi de manière inédite un makhzen qui cultivait jusque-là le secret comme une tradition religieuse.
En divulguant publiquement la liste des ministres que le PJD a soumis au palais, l’opinion publique est alors parfaitement en mesure de savoir qui le roi a finalement refusé ou ajouté, et ainsi définir clairement sa responsabilité. En désignant les prisonniers politiques pour lesquels il fera une demande de grâce, le PJD prend à témoin le peuple marocain et renvoie la balle dans le camp du palais.
La stratégie de l’envahissement médiatique
L’une des stratégies médiatiques les plus efficaces de cette nouvelle ère a été sans nul doute les visites quasi quotidiennes sur le terrain de Mohammed VI, donnant l’image d’un roi présent sur le terrain[5], soucieux de ses sujets et porteur d’une monarchie exécutive préférable à un exécutif divisé[6]. Elles ont aussi servi en ce début de printemps arabe d’argument particulièrement efficace à ceux qui refusaient un printemps au Maroc au nom de l’exception marocaine marquée par un roi actif et jeune face à de vieux dictateurs arabes illégitimes et de surcroît, immobiles. Cette exception marocaine était fondée, d’une part sur l’activisme de la monarchie symbolisé notamment par la frénésie des grands projets d’infrastructures mais aussi par une forme d’ouverture démocratique marquée par l’existence d’élections libres et non truquées – quoiqu’aboutissant à un exécutif dont on ne savait trop s’il était un simple exécutant du palais ou disposait de pouvoirs qu’il pouvait s’aménager – ; l’absence d’un parti-Etat ; l’existence d’une véritable liberté d’entreprendre et d’accroître ses richesses malgré la présence du roi dans la plupart des secteurs de l’économie ; d’une répression « relativement peu féroce » ou du moins présentée comme telle en comparaison surtout avec des régimes beaucoup plus fermés comme ceux de la Syrie ou de la Tunisie ; et par des relatives libertés de la presse et de manifestation, loin d’être systématiquement réprimées mais, rappelons-le sujettes, et elles le sont encore, à un arbitraire permanent.
Abdelillah Benkirane s’adresse quotidiennement à la presse marocaine et particulièrement aux médias publics, ceux à même de toucher le plus grand nombre de marocains. Les visites des ministres du PJD comme celle de Mustapha El Khalfi, ministre de la communication en visite à la SNRT (première chaîne de radio et de télévision officielle), se plaçant symboliquement au-dessus du président de la SNRT nommé par le roi, sont autant de symboles, qui, s’ils se multipliaient, pourraient challenger les fameuses activités royales.
Les deux gouvernements

Une visite sur le terrain. Mohammed VI visitant Taounate suite à des inondations. Source : http://boulmani.centerblog.net
Au cours de la législature précédente, on ne pouvait que difficilement distinguer les responsabilités des élus du peuple d’une part, et celles de ceux qui étaient nommés par le roi d’autre part. Non seulement les ministres sans appartenance partisane et nommés directement par le roi étaient nombreux, mais ils étaient également chargés de secteurs clés tels la Justice, l’Intérieur ou les Affaires Etrangères. Comment dans ce cadre, un premier ministre ne gérant dans les faits – à travers les ministres de son parti – que quelques ministères parmi une quarantaine d’autres pouvait-il avoir une quelconque autorité sur un gouvernement qui tirait sa légitimité avant tout de la monarchie ? Nous n’évoquons même pas ici les ministres proches du palais, qui, par un curieux hasard se retrouvaient affiliés à tel ou tel parti juste après leur nomination, un parti qu’ils n’avaient jamais fréquenté auparavant comme le cas du dernier ministre de l’agriculture et de la pêche. De même, il faut aborder la question des directeurs des agences qui gèrent les grands projets d’infrastructure sont directement nommés par le roi ; et le rôle des grands walis ou « super-gouverneurs » -terme qu’utilisait la presse- qui sont nommés directement par le roi et qui, bien au-delà de leurs prérogatives administratives ou sécuritaires, étaient les véritables exécutants de la politique royale sur le terrain.
Le PJD ne semble pas souhaiter la réinstauration de ce flou autour des responsabilités respectives qui prévalait dans la précédente législature. Le PJD se démarque en faisant, notamment, toujours très attention à expliciter dans son discours les actions et les postes liés à la monarchie et ceux qui se rattachent à la légitimité électorale comme pour dire « nous ne faisons pas partie de la même équipe », « ce n’est pas la même chose ». Il ne le fait probablement pas suffisamment mais on peut noter par exemple la nomination de Fouad Ali El Himma[7] : les réactions de Benkirane suite à cette nomination permirent d’expliciter la source monarchique de sa désignation mais également sa fonction- celle de conseiller du roi- lui conférant de fait une légitimité uniquement monarchique et des fonctions purement consultatives. En filigrane, on peut considérer que Benkirane cherchait à affirmer « le pouvoir c’est avec le roi et uniquement lui (car il est porteur de la légitimité monarchique) que je le négocierai », et à rappeler que le makhzen -dont El Himma est le symbole- émane et n’existe que par le roi, et d’insister sur la responsabilité royale.
Dans son article « Les deux souverainetés »[8], le politologue Omar Saghi décrit la coexistence de deux souverainetés qui ne seraient pas antagonistes mais complémentaires : l’une monarchique, l’autre populaire. A ces deux souverainetés, on pourrait associer deux légitimités. Rappelons que la souveraineté est le droit absolu d’exercer une autorité, un terme qui diffère du pouvoir qui est l’exercice même de cette autorité. Ce droit peut être en partie délégué. C’est pour le roi ou le parti vainqueur, le processus de nomination qui principalement leur permet de déléguer leurs souverainetés respectives ; on dira alors que les conseillers et tous ceux qui sont nommés par le roi possèdent un pouvoir relevant de la légitimité monarchique et tous ceux désignés par le ou les partis élus, un pouvoir relevant de la légitimité populaire.
Si l’on peut associer à la souveraineté populaire une justification rationnelle, la souveraineté monarchique et son étendue (pouvoir militaire, administratif, religieux, politique) peut trouver sa légitimité ou son acceptation (et non une justification car on se situe alors en dehors du domaine de la raison) d’un point de vue identitaire, traditionnel ou religieux. Or, entre deux acteurs politiques, c’est la part de légitimité de chacun qui détermine son poids politique. Dans le cas du Maroc, la complexité résulte en partie de l’existence de deux légitimités de nature différente mais qui peuvent être complémentaires. Contrairement à un régime démocratique, où un raisonnement permet ou pas de trancher entre deux programmes politiques ; au Maroc il est tout à fait possible de soutenir tel ou tel parti politique pour son programme tout en suggérant qu’aucun parti ne doive interférer en matière religieuse car seule la monarchie a le droit suprême dans ce domaine.
Or, on trouve au sein de la population marocaine une diversité de positions, des plus traditionalistes aux plus rationnalistes, certains considérant que la légitimité monarchique s’impose dans tous les domaines, et d’autres que la légitimité monarchique ne peut se limiter qu’au domaine purement symbolique et représentatif. Il est évident qu’au fur et à mesure du processus de modernisation de la société marocaine, l’évolution des mentalités se fera au profit de ces derniers. Parce que le PJD est constitué de personnes ayant évolué dans un milieu socio-économique très proche de celui dans lequel évolue la plupart des marocains, ils sont plus à même de gérer l’élément extra-rationnel le plus structurant de la mentalité marocaine -à savoir l’élément religieux- au profit de la deuxième conception de la légitimité. Pour imposer « les canons » de cette légitimité et concurrencer ceux de la légitimité monarchique que le Makhzen ne cesse de promouvoir quotidiennement, il n’y a qu’une seule solution : communiquer et envahir le champ médiatique pour imposer un nouveau discours. L’exercice est cependant difficile, en effet, il faut communiquer sans jamais toucher à la légitimité monarchique symbolique, à « l’image que les marocains se font de leur collectivité politique » pour reprendre un autre article d’Omar Saghi[9].
Combattre le Makhzen ou agir au nom des intérêts supérieurs de la nation ?
Cette présence médiatique pourrait en réalité être beaucoup plus porteuse pour la démocratisation du Maroc que toute action ou bilan concret que le palais pourrait récupérer à son avantage comme il l’a fait dans le passé avec la moudawana (projet du PPS) ou d’autres projets. Il est intéressant d’ailleurs de s’arrêter sur ce projet car il est révélateur de la façon dont le makhzen s’impose au niveau médiatique. Présenté par un député du PPS, le projet « imposé » par la monarchie, prévoyait essentiellement une limitation de la polygamie (rarissime au Maroc pour des raisons économiques mais aussi anthropologiques), une élévation de l’âge légal du mariage et surtout beaucoup plus d’équité dans la législation portant sur les séparations ou la responsabilité parentale. La moudawana –terme retenu par les médias internationaux- peut être traduit par « code », mais il s’agit plus précisément du code de la famille (moudawanat’ elousra). Le débat qui a rapidement envahi la rue s’est traduit par l’organisation de deux manifestations, l’une soutenant la réforme qui n’a réuni que quelques dizaines de milliers de personnes à Rabat, alors que celle de Casablanca, contre, rassemblait plusieurs centaines de milliers de personnes. Devant l’opposition de la rue, les parlementaires porteurs du projet ont revu leurs ambitions à la baisse, le « palais » reprenant d’une certaine manière l’affaire en main.
Entre travailler discrètement et laisser le champ médiatique libre au palais qui pourrait s’attribuer toutes les réalisations du gouvernement élu et asseoir cette image de monarchie exécutive efficace d’une part ; et se situer avant tout sur le terrain médiatique, quitte à reporter pour plus tard l’amélioration de la situation des marocains d’autre part, le PJD devra peut être choisir. L’intérêt de la nation n’est peut être pas là où certains membres du PJD le pensent. Déconstruire la légitimité makhzénienne, c’est déconstruire le paradigme makhzénien fondé sur une monarchie efficace car absolue, c’est déconstruire la culture et la mentalité makhzéniennes qui justifient la grande corruption épidémique à toutes les échelles de la société et le modèle patriarcal; et qui reproduisent l’autoritarisme à tous les niveaux au nom du bon vouloir du prince. Ce n’est pas tant la corruption comme le promeut M. Benkirane qui est à détruire mais la culture qui justifie cette corruption. Le Maroc a certainement besoin d’une révolution culturelle, nécessaire à un changement de fond. Peu importe au final si l’action du palais est beaucoup plus puissante que celle d’un gouvernement élu, pourvu que les marocains croient qu’à travers le gouvernement qu’ils ont élus, ils peuvent eux-mêmes changer les choses, et qu’ils s’activent pour faire évoluer leur quotidien, c’est cela l’essentiel et, certainement aussi, la condition sine qua non du véritable changement.
*Amine est le pseudonyme de l’auteur de cet article.
[1] L’USFP : Union des Socialistes Forces Populaires est le principal parti légal de gauche au Maroc. Le règne d’Hassan II se confond avec le combat entre cette formation politique (anciennement UNFP) et le Palais.
[3] compte Twitter du PJD : @PJDofficiel
[4] Le PJD crée en 2007 est un parti légal issu de la chabiba islamiya crée par l’actuel chef du gouvernement sur des bases organisationnelles et idéologiques alors proches de celles des Frères Musulmans d’Egypte. Il est le vainqueur des élections de 2011.
[5] Voir photos
[6] Le caractère proportionnel plat des élections législatives à un tour au Maroc empêche toute possibilité pour un parti d’organiser à lui seul une majorité ou d’être suffisamment puissant dans cette majorité pour s’imposer sans rudes négociations face à ses autres composantes. La conséquence en est un exécutif souvent faible et hétérogène.
[7] très proche ami d’enfance du roi, considéré même comme le numéro 2 du régime, ancien grand commis de l’Etat lorsqu’il était secrétaire d’Etat à l’Intérieur et accusé -suite à la création du Parti Authenticité et Modernité- par Benkirane de vouloir créer un Parti-Etat marocain et à l’occasion publiquement insulté par ce dernier comme l’attestent de nombreuses vidéos.