La Sharia en Egypte : de la Constitution au public

Par Alexis Blouet – 8 mars 2013

L'assemblée constituante égyptienne Source: english.ahram.org.eg, AP

L’assemblée constituante égyptienne. Source: english.ahram.org.eg, AP

La constitution égyptienne a été promulguée le 25 décembre 2012 concluant un processus au débat public dominé par l’idée d’islam. Dans la mesure où l’enjeu constitutionnel islamique était principalement symbolique, cette  prééminence renvoie au fait qu’un débat constitutionnel constitue pour les acteurs politiques une plate-forme d’expression dans l’espace public et qu’en Egypte l’islam paraît représenter un référent efficace et mobilisateur.

L’espace public égyptien est à la fois grouillant, chaotique et sauvage. Il est déroutant pour l’observateur qui peine à distinguer information, anecdote et mensonge[1]. Néanmoins, les optimistes peuvent arguer que sa vitalité indique le chemin de la transition démocratique. En effet, dans les émissions radios et télés comme dans la rue, la question constitutionnelle a été traitée aussi intensément qu’inlassablement.

Souvent, l’islam a fondé le débat et fait office de socle sur lequel les acteurs ont formulé leurs opinions. C’est pour réclamer l’application de la sharia [2] que des dizaines de milliers de salafistes se sont rassemblés sur la place Tahrir, le 9 Novembre 2012. De même, lors de la campagne référendaire, les conférences du parti Nour, première force politique de cette mouvance, s’intitulaient la Sharia et la Constitution. Les Frères Musulmans n’ont cessé de clamer que la Constitution instaurerait un « Etat civil » sans s’opposer à  l’identité culturelle islamique du pays. Enfin, la  surreprésentation de membres à référents islamiques dans l’Assemblée Constituante a été l’argument qui a justifié le déclenchement de la série de retraits des acteurs séculiers du processus constitutionnel.

En dépit de sa centralité, l’islam a été un enjeu essentiellement symbolique, dans la mesure où il ne portait pas d’implications concrètes directes. A cet égard, des consensus ont été assez rapidement atteints sur les articles islamiques. L’article 3 attribue à El Azhar, institution théologique de référence dans l’espace musulman, un rôle dans la définition de la sharia. Toutefois, ses avis seront consultatifs et non contraignants. Quant à l’article 2, établissant les principes de la sharia comme la source principale du droit, il figurait déjà dans la constitution de 1971 après un amendement de 1980[3].

L’annexion à cette disposition d’un article 219 définissant l’expression ‘’principes de la sharia‘’  représente une nouveauté intéressante, puisqu’elle tend à fixer la notion dans un langage religieux[4]. Pour ses instigateurs, il est destiné à modifier l’interprétation philosophique de l’article 2 par la Haute Cour Constitutionnelle en vue de rapprocher le droit égyptien des textes islamiques. En effet, dans sa jurisprudence, la Cour distingue entre principes absolus de la sharia et principes non absolus de la sharia. Ces derniers renvoient  à des normes islamiques caractérisées. La Cour considère ces principes comme variant en fonction du temps et du lieu, elle octroie donc au législateur la liberté de les interpréter pour les adapter aux besoins de la société.  Au contraire, les principes absolus obligent le législateur. Toutefois, la restriction imposée est légère, puisque la Cour tend à les concevoir comme des principes généraux exprimant les finalités du système normatif musulman[5] plutôt que comme un catalogue de règles explicites.

Il convient de reconnaître que l’extension de la terminologie religieuse dans le domaine constitutionnel est susceptible de pousser juges et  législateurs à circonstancier textuellement la référence à l’islam dans leur travail. Il est ainsi probable que la Haute Cour Constitutionnelle incline vers le corpus islamique son interprétation téléologique des principes absolus de la sharia. Cependant, elle devrait garder et laisser au législateur une importante marge de manœuvre. En effet, le répertoire normatif musulman n’est ni cohérent ni complet et foisonne d’interstices dans lesquelles les réflexions de la Haute Cour et du Parlement pourront s’insérer. Comme le mentionne l’article 219, il existe une riche tradition jurisprudentielle islamique qui s’inscrit dans ce qui est aujourd’hui catégorisé comme étant « les doctrines sunnites »[6] chacune avec leurs perspectives sur la nature des normes, leurs contenus et leurs techniques d’interprétation.

Si  les implications juridiques n’expliquent pas suffisamment la domination de l’islam sur le débat constitutionnel public, penchons-nous sur la société égyptienne. L’univers académique s’accorde à constater que depuis le début des années 1970, les sociétés arabes sont traversées par un processus dit « d’islamisation ». L’islam se serait substitué au nationalisme arabe comme ciment et signifiant social depuis la débâcle de la guerre des 6 Jours[7]. De fait, la majorité de la population égyptienne paraît pieuse et accorde à la religion une place centrale dans la vie quotidienne. Cet attachement religieux s’exprime par des pratiques sociales diverses comme le port du voile, ou l’inscription d’enfants aux cours du soir dans les écoles coraniques. Dans ce contexte, il semble qu’islamiser la question constitutionnelle ait permis aux acteurs politiques de rendre le débat intelligible pour la majorité du peuple en le connectant à ses pratiques quotidiennes. Cela a consisté à transformer une complexe équation politique en une simple question dichotomique: pour ou contre l’islam dans la sphère politique ?

C’est d’autant plus plausible que la culture politique égyptienne n’accrédite pas de façon évidente  les institutions démocratiques traditionnelles, thème majeur classique d’un débat constitutionnel. De la période coloniale au règne de Moubarak,  parlements et gouvernements ont existé. Néanmoins, le pouvoir réel était toujours  situé dans d’autres dimensions : celles de l’administration britannique, du cercle rapproché du despote, ou du Ministère de l’Intérieur[8]. Dès lors, il paraît ardu de captiver la population en dissertant sur les pouvoirs des agences de régulations indépendantes, le droit de dissolution du président de la République ou encore l’équilibre entre les chambres haute et  basse du Parlement.

L’islam paraît donc représenter un canal préférentiel emprunté par les entrepreneurs politiques pour joindre un peuple devenu une clientèle potentielle depuis l’ouverture du marché politique entraîné par la chute de Moubarak. Au théâtre de la politique égyptienne, l’islam est la lumière révélant  l’identité des personnages au public. Au générique figurent  les authentiques et intègres salafistes,  les raisonnables séculiers capables de distinguer les sphères politiques et religieuses, et les Frères Musulmans hybrides des précédents se métamorphosant selon l’acte, le décor et l’audience. La mise en scène de la pièce constitutionnelle a été assurée par la presse qui s’est servie de l’islam comme  ressort dramatique. En effet, la fabrication d’un défi social existentiel était susceptible de vendre du papier. L’alternative comprenait la transformation de l’Egypte en une théocratie à l’iranienne ou la mutilation de son caractère islamique.

Aucune des options n’est plausible, il semble plutôt que le pays suivra  une trajectoire à la fois singulière et graduelle. Si la constitution cadrera et accompagnera l’avenir égyptien, celui-ci dépend d’une complexe combinaison de facteurs sociaux, économiques, politiques et juridiques. En effet, une constitution ne s’impose pas à une société mais échange avec elle dans un rapport mutuellement constitutif entre  pratiques socio-politiques et juridiques.

Pour revenir au  débat constitutionnel dans l’espace public, il a eu le mérite de problématiser une nouvelle idée reçue sur la région : les égyptiens réalisent le meilleur cinéma du monde arabe.

Alexis Blouet est titulaire d’un Master en Politique du Moyen Orient de la School of African and Oriental Studies. Il est actuellement doctorant à l’école de droit comparé de l’Université  Paris 1 Panthéon-Sorbonne.  Son sujet porte sur la transition constitutionnelle en Egypte, où il réside depuis septembre 2011. Il peut être contacté à l’adresse suivante : Alexis.Blouet@malix.univ-paris1.fr


[1]Pendant la campagne du référendum de fausses constitutions auraient été distribuées. Des partisans du non ont aussi argué que la constitution octroyait au président de la république le droit de céder le territoire du pays ou changer l’état civil des habitants.

[2] Actuellement présenté, particulièrement par les salafistes, comme un terme originel à l’Islam pour désigner le  droit musulman, cet usage de sharia (voie) apparait  au 19 ème et 20 ème siècle. Il supplante la notion de fiqh, qui renvoie au corpus jurisprudentiel issu de l’interprétation par les oulémas de la sunna et du coran. Initialement, la notion de sharia était utilisée pour désigner ces deux sources et non l’ensemble normatif en tant que tel. Pour une introduction aux terminologies normatives musulmanes et à leur histoire, voir Josef Schacht , An Introduction to Islamic Law, Oxford 1964; Noel J. Co u l s o n, A History of Islamic Law, Edinburgh 1964;  Baber Johansen , Contingency in a Sacred Law. Legal and Ethical Norms in the Muslim Fiqh, Leiden 1999. Baudouin Dupret et Leon Buskens, L’invention du  droit musulman dans Après l’orientalisme . Paris, Karthala 2011.

[3] Avant les principes de la sharia étaient simplement considérés comme UNE source principale du droit.

[4] Les principes de la charia comprennent ses preuves globales, ses bases fondamentales et jurisprudentielles, ainsi que ses sources significatives, dans les doctrines juridiques de la sunna  et de la communauté.

[5] Voir Jugement Haute Cour Constitutionnelle 3/05/1997 ‘’ Protection de la religion, du corps, de la raison, de l’honneur et de la propriété ‘’.

[6] Les écoles : Hanafite, Malékite, Shâfi‘ite, et Hanbalite.

[7] Voir par exemple, Fouad Ajami, « The Arab Predicament : Arab Political Thought and Practice since 1967 », Cambridge University Press, 1992

[8] Voir par exemple, Nathan Brown, « Constitutions in a Nonconstitutionnal World  », Chapitre 1 et 3.

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