De quel droit ? Quand l’Occident rejette les votes arabes

Par Basile Roze – 12 décembre 2011

Rached Ghannouchi. Source: http://www.monmag.com.

Les récents évènements qui secouent la Tunisie, l’Egypte, le Maroc et bientôt la Libye nous renvoient, français, et renvoient l’occident en général à sa propre condition. Nous ne parlons pas ici des révolutions ou révoltes arabes en général mais de leur traduction politique : le retour ou l’arrivée au pouvoir des « islamistes ». « Islamistes modérés », « partis religieux », les médias ne manquent pas d’inventivité – et souvent d’approximations – pour nommer ainsi cet Autre effrayant, longtemps repoussé à la marge des sociétés arabes, pour rassurer un occident confortablement installé dans son assise de préjugés. Mais toutes ces nouvelles alarmistes posent inévitablement une question : de quel droit ? De quel droit les sociétés occidentales se sentent-elles si directement concernées par ce qui arrive pourtant dans des pays souverains, dont certains sont désormais entrés dans une longue phase de transition démocratique – certes très tumultueuse-, et dont le peuple participe directement du fait politique ?

Il ne s’agit pas d’analyser l’arrivée des islamistes au pouvoir, les spécialistes estiment qu’il est probable que les mouvements les plus religieux s’essoufflent rapidement et ce sont, et c’est bien là qu’apparaît le problème, les personnes les plus renseignées sur la question qui paraissent le moins alarmistes.

Il suffit de lire des analyses comme celle de Jean-Pierre Filiu[1] pour comprendre la subtilité de la problématique. La légitimité dont jouissent les islamistes est circonstancielle, et peut apparaître en ce sens passagère. La raison en est simple : ils sont partout la seule force assez ancienne pour qu’une large part de la population ne doute de leur militantisme, et leur illégalité politique d’hier –souvent mise en avant- a façonné leur légitimité populaire aujourd’hui. Ils ne se sont presque jamais alliés aux pouvoirs dictatoriaux ; persécutés, emprisonnés, ils sont plus légitimes que les armées égyptiennes et libyennes, mieux organisés que les forces d’opposition non-islamistes marocaines et tunisiennes. Cette nouvelle génération, bien cernée par les analyses d’Olivier Roy[2], se précipite aujourd’hui sur un pouvoir dont les dictatures l’avaient privée : mais leur emprise sera de courte durée.

Pourtant, comment l’Occident, l’Europe et particulièrement la France peuvent-ils assumer leur positionnement, épris de craintes et de préjugés, qui résume l’arrivée au pouvoir des islamistes à la défaite des révolutions/révoltes arabes, et qui, paradoxalement, voit dans l’accomplissement politique d’un processus son anéantissement ?

Omar Saghi[3] synthétise de façon très pertinente la position des dirigeants occidentaux face à un dilemme de premier ordre : là où ils avaient toujours accepté la différence politique et la similarité idéologique – des dictateurs laïcs – ils doivent désormais se confronter à une similarité politique et à une différence idéologique– des démocrates religieux. De ce retournement émerge une question que l’occident refuse finalement de se poser : le jeu démocratique est-il bon partout ?

La politique française est en ce sens symbolique, et du soutien sans faille aux militaires algériens de 1991 contre les islamistes au scandale d’une Michèle Alliot-Marie proposant « une coopération (franco-tunisienne) pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l’assurance de la sécurité »[4] au moment où la Tunisie initie le plus grand mouvement démocratique arabe jamais connu ; la France est même devenue l’une des pièces maîtresse de cette politique occidentale qui rejette l’Autre dans un lointain effrayant, et qui préfère la stabilité autoritaire à l’expression démocratique des peuples, sous prétexte que celle-ci est différente parce que religieuse.

Mais cette politique, somme toute assez classique dans le monde occidental, prend avec la France une toute autre dimension. Comment ne pas se rappeler d’un passé colonial encore si proche et de son écho multiforme à l’heure des contestations massives dans le monde arabe ?

Désormais, la question prend un autre sens, et se teinte d’un goût amer. Le scandale suscité par les propos de Boris Boillon en Tunisie en est révélateur : alors que la révolution n’est pas encore achevée, des centaines de tunisiens demandent le renvoi du nouvel ambassadeur arrivé quelques jours auparavant, percevant dans ses propos des reflux colonialistes prétentieux et nauséabonds.

Parler de néocolonialisme peut paraître très simplificateur et idéologique, mais un constat s’impose cependant : la France est passée à côté des révolutions arabes.

De l’Union pour la Méditerranée en perte de sens depuis l’éviction de deux de ses cadres – Ben Ali et Kadhafi – à l’intervention controversée en Libye, la France est souvent allée à contre courant. Les français ne semblent pas comprendre la portée de ces révolutions, plus touchés par les nouvelles alarmistes des JT, par les « sharia », « burqa » et autres « islamistes » effrayants, par les images de barbus éberlués, par les propos souvent tendancieux d’un ministre de l’Intérieur condamné par la justice de la République pour « propos racistes », ou par les tribulations divertissantes d’un nouveau Lawrence d’Arabie, chemise blanche et mèche en plus.

Et c’est là qu’apparaît tout le paradoxe : la France est l’un des pays les plus attentifs aux révoltes arabes, et pourtant elle n’en comprend que très partiellement les tenants et aboutissants. Elle cherche toujours à calquer un modèle de réaction postcoloniale, donnant des leçons de politique à des nations souveraines, craignant pour la liberté de femmes qui ont désormais le droit de se battre, refusant de sortir d’un orientalisme confortable et lointain, refusant de voir dans l’Autre oriental autre chose qu’une simple copie ratée.

C’est sur le plateau de Mots croisés, le 31 Octobre dernier, que Mathieu Guidere[5] posait le premier la question « De quel droit ? »

De quel droit juge-t-on ces islamistes, en dehors d’une appréciation politique, en les reléguant directement dans un lointain effrayant, dans une radicalité dont ils ne se réclament pas, dans une illégalité dont, justement, ces révolutions les ont sorties. « Le mot Sharia fait peur aux français », ajoutait-il, et force est de constater que les révolutions arabes ont participé d’un processus de crainte, de radicalisation, au sein même de la société française. Paradoxalement, c’est en revendiquant enfin la liberté, en manifestant leur ferveur démocratique, que ces pays sont le plus violemment renvoyés dans une altérité lointaine, sont le plus radicalement diabolisés comme générateur de haine religieuse.

Il ne s’agit pas ici de défendre ou idéaliser les mouvements/partis islamistes, ou à atténuer le risque indéniable que certains d’entre eux peuvent représenter à l’égard des droits de la femme, de la famille, des systèmes pénaux si l’application stricte de la Sharia est envisagée. Mais peut-être faut-il seulement replacer les islamistes dans leur cadre, celui de pays avec de très larges majorités musulmanes, où la culture et la vie politique sont empreintes de religion, où, nous l’avons vu, la légitimité politique semble échoir naturellement à ces mouvements.

Mais il s’agit de souligner ce que la France a cessé de faire : exprimer sa confiance et son soutien aux peuples arabes.

La jeunesse a porté cette révolution et la mènera à son terme et, en ce sens, les islamistes ne sont certainement qu’une étape transitoire. La révolution a fait apparaître un Occident dépassé par la modernité politique et humaine du monde arabe, un Occident qui doit faire face à ses positions passées, une France qui doit assumer les relations ambigües entre Michèle Alliot-Marie et Ben Ali, François Fillon et Moubarak, Patrick Ollier et Mouammar Kadhafi.

La France n’a pas ce droit, elle ne peut plus légitimement conseiller des pays qui affirment aujourd’hui leur souveraineté, elle ne peut plus donner de leçon de démocratie à ses anciennes colonies. Et, en plus de renvoyer le « pays des droits de l’homme » à son intolérance et à ses préjugés, la révolution arabe a fait bien plus : elle donne un sens nouveau au politique et, mobilisant presque unanimement les peuples, elle a donné à l’occident une leçon de démocratie.

Basile Roze est étudiant en deuxième année du Collège universitaire de Sciences Po, en bi-cursus Lettres avec la Sorbonne-Paris IV. Il étudie la langue arabe et s’intéresse plus particulièrement aux rapports entre héritages culturels/religieux et modernité. 


[1] FILIU, Jean-Pierre, La révolution arabe en dix leçons, Broché, 2011

[2] ROY, Olivier, L’islam mondialisé, Le Seuil, 2004

[4] Intervention de la Ministre des Affaires Etrangères à l’Assemblée nationale, le 12 Janvier 2011

[5] Spécialiste du monde arabe, professeur d’islamologie et de pensée arabe à l’université de Toulouse 2

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4 Comments

Filed under Arab Spring, Egypt, Français, Libya, Morocco, Tunisia

4 responses to “De quel droit ? Quand l’Occident rejette les votes arabes

  1. Antoine E

    Bon article, dont je partage la plupart des analyses. Mais au risque de souveler le point que tout le monde attend: et l’Iran ?
    Le renversement du Shah était une belle victoire aussi, pour les droits de l’homme et la démocracie; un régime mis en place par la CIA pour sécuriser l’accès au pétrole, ça rappelle des souvenirs.. Je ne suis pas de ceux qui prennent Enhadda ou les Frères Musulmans comme un bloc extrémiste; il y a plusieurs courants. Mais les salafistes sont à 20 % en Egypte par exemple.
    Alors, sans préjuger d’une “solution” ou d’un “contrôle”… peut-on au moins comprendre qu’on se pose encore quelques questions ? Olivier Roy a écrit son analyse en 2004. Avait-il prévu une telle puissance électorale, dans l’éventualité d’un accès à la démocratie, pour les partis non-laïques ? Ne pensait-il pas que cela s’essouflerait même avant ?

  2. Basile Roze

    J’avoue être trop peu renseigné sur l’Iran pour pouvoir prétendre te répondre de façon satisfaisante, Antoine, mais je pense que le facteur chiite peut jouer : je me permettrai de citer un cours de M. Bertrand Badie dans lequel il distinguait “l’appropriation du pouvoir par l’Islam”, catégorie dans laquelle il rangeait les islamistes chiites iraniens, et “la légitimation du pouvoir par l’Islam” qui désignait les “islamistes” Egyptiens, Tunisiens, etc. sunnites en général.
    La distinction est subtile, mais on peut noter que la hiérarchie chiite porte plus à un placage sur le politique (et donc à son appropriation absolue) que la structure (ou plutôt l’absence de structure) propre aux sunnites : les islamistes sunnites usant donc plus du politique comme d’un moyen de légitimation que comme un outil politique absolu.

    Évidemment, je n’ai jamais voulu dire qu’il est incompréhensible qu’on se pose des questions, bien au contraire : ce que je tâche de souligner c’est le comportement de ceux qui ne se posent pas de questions, et qui substituent la peur à la réflexion, et le rejet à l’acceptation de l’autre.

    Enfin, pour Olivier Roy, je le citais simplement pour souligner son approche sociologique de ces populations islamistes politisées dans l’adversité et l’opposition illégale aux régimes. Je n’ai pas cherché à interpréter son analyse au-delà de cette simple délimitation sociologique et, c’est là où c’est vraiment intéressant, commune à toutes les (anciennes) dictatures arabes.

    J’espère que ma modeste réponse peut aider !
    B. R.

  3. Kjo

    Et depuis quand n’y a-t-il qu’un Occident?

  4. Farges

    L’occident à le droit de s’intéresser de très près à l’arrivé au pouvoir des islamistes, car il est déjà question du devoir de l’Europe d’accueillir les réfugiés (notamment les femmes) de ces nouveaux régimes.

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