Crise des réfugiés : à Lampedusa, l’Europe a échoué

Par Antoine Alhéritière – 14 mai 2011

Avec le renversement populaire du régime de Ben Ali et le prolongement des luttes armées en Lybie, plus de trente mille réfugiés nord-africains ont rejoint dans l’adversité, les rives de Lampedusa. Si en 2010, l’Italie recensait 4 300 nouveaux venus, il s’agit désormais d’un véritable boom migratoire – un « tsunami humain » pour Silvio Berlusconi. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, environ 10 300 migrants venus de Libye ont déjà atteint l’île méridionale depuis le début de l’année, et encore 24 000 issus de Tunisie.

Les arrivants sont placés dans des centres d’accueil dont la sous-capacité (800 personnes) rend les conditions inhumaines. Lampedusa représente le premier point d’accès à l’espace européen et ainsi l’espoir d’un nouvel avenir pour ces migrants qui ont quitté leurs pays, dans un contexte transitoire de vide politique et de difficulté économique. Il arrive régulièrement que les voyageurs précaires soient victimes de noyade : Migreurop compte plus de mille morts en mer depuis le mois de janvier, malgré le travail sans relâche des secouristes.

Cette situation alarmante résulte à la fois de facteurs structurels et conjoncturels. Structurels parce que pendant longtemps la rive Nord est restée complaisante envers les régimes autoritaires de la rive Sud, creusant ainsi l’écart de richesse et de libertés politiques. Conjoncturels parce que la Libye tarde à sortir de la violence. Malgré les annonces d’une intervention rapide, les opérations de l’alliance atlantique peinent à se conclure. Qaddafi tient en place et la Libye demeure un terrain d’affrontement que les populations civiles n’ont d’autre choix que de fuir. Et les premiers méfaits surgissent ; lundi The Guardian relatait d’une forme de non-assistance à personne en danger. Un porte-avions de l’OTAN aurait laissé mourir de faim et de soif plus de soixante passagers au large des côtes, malgré les appels de détresse.

L’Italie se trouve devant l’inabordable gestion d’une crise humanitaire pour laquelle une solidarité européenne aurait dû s’enclencher. Sur une question qui concerne pourtant et avant tout les frontières de l’Europe, le ministre français des affaires étrangères balayait d’un coup toute perspective d’entraide, en déclarant le 7 avril, que la France n’entendait pas « subir » le flux d’immigrés et qu’elle refoulerait les clandestins vers l’Italie. Ainsi dès le lendemain, le quotidien Il Tempo titrait avec amertume : « Liberté sans fraternité ». En Europe, populisme et repli xénophobe se manifestent de manière croissante et la dialectique de la crainte prend des formes plus concrètes : Athènes envisage désormais la construction d’un mur le long du fleuve Evros, douze kilomètres de barbelés et de technologie couteuse.

Désormais nous assistons au pillage systématique des principes d’une politique commune, avec pour mot d’ordre le « chacun pour soi au détriment des autres ». Face aux défis que posent les changements du monde arabe, la concertation européenne est indispensable mais tristement absente, notamment en matière migratoire. Selon Catherine de Wenden, chercheuse au CERI, les pays de la rive Nord se sont contentés jusqu’à présent de multiplier les accords bilatéraux, négociés « d’homme à homme » entre chefs d’Etat, et non de mettre en œuvre une politique multilatérale.

Par le blocage des trains entre la frontière italienne et française et la suspension de la convention de Schengen, l’idée de libre circulation, un acquis parmi les plus profonds de la construction européenne se voit remis en question. La régression conceptuelle est considérable : l’idée d’Europe en tant que territoire uni est abandonnée pour retourner à la « mosaïque d’Etats-Nations ».

Et cette liberté de mouvement n’est pas des moindres. Elle est affirmée dans les textes juridiques essentiels auxquels a souscrit l’entière communauté internationale. Il convient de juger la gestion européenne de l’arrivée des réfugiés à la lumière de la Convention relative au statut des réfugiés du 22 avril 1954, que tous les Etats membres des Nations Unies sont tenus de respecter. D’une part la distinction définitionnelle joue un rôle critique dans la politique d’accueil. Alors que le pays d’entrée n’est en rien contraint de prendre en charge un migrant économique, la liberté de circulation doit impérativement être accordée aux réfugiés (art. 26), par la délivrance de pièces d’identités (art. 27) et des titres de voyage (art. 28). En outre, tout emprisonnement, toute sanction ou expulsion de clandestin par les forces de l’ordre entre en conflit avec le droit international dès lors qu’il s’agit de réfugiés en quête d’asile (art. 31, 32). Ainsi, selon l’étiquette que la France ou l’Italie attribuent aux nouveaux venus, les règles d’un devoir de protection se voient aisément contournées.

Nombre de contrevérités méritent rectification : l’invasion tant décriée, ce sont ces embarcations de réfugiés venues d’un pays que les Eurofighters survolent toujours. Par chance, tous ne cèdent pas à la désinformation. Au contraire, certains députés européens insistent sur le respect des clauses préexistantes dans l’U.E., telle la « directive sur les normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile » (janvier 2003) et font pression sur la réalisation d’un « système européen commun d’asile ».

Le 20 décembre 2007, Messieurs Sarkozy, Prodi, Zapatero, réunis à Rome, appelaient d’une même voix à l’union des pays riverains de la Méditerranée. Près de quatre ans plus tard, la synchronie n’est plus : alors même que le monde arabe est en phase d’éclosion, l’Europe tombe dans un repli inquiétant. La recherche d’une stabilité, à moindre niveau, des flux migratoires, se heurte à la réalité d’une crise géopolitique et d’un problème humanitaire majeurs. Il faudra que l’Europe s’inscrive dans le long-terme, car mobilité et accueil constituent la première étape vers un développement partagé.

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Filed under Arab Spring, Foreign Policy & IR, Français, Libya, Tunisia

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