Par Youssef Ait Benasser – 28 septembre 2011
La locution “printemps arabe” n’est pas une expression dont je fais un usage extensif. Elle donne l’impression de vouloir projeter des grilles de lecture passéistes et surtout étrangères à une évolution bien spécifique à la région. Les observateurs étrangers chérissent les élans lyriques qui dépeignent un Moyen-Orient où le printemps s’installe avec des fleurs qui poussent partout et une flore qui se propage sans cesse. Ceci n’est pas là description la plus adéquate. Des manifestants égyptiens ou tunisiens qui ont fait leur révolution ne saisissent pas le sens de cette expression, et ne s’y retrouvent pas. Le langage adopté lorsque l’on analyse ces événements devrait être dépourvu de la poésie idéaliste des lendemains qui chantent, et surtout adopter le langage de ceux qui font et créent ce changement. Dans les révolutions arabes, il n’y a pas de lendemains qui chantent, il y a des défis auxquels il faut pouvoir répondre. Les événements successifs ont profondément modifié la politique de la région, mais de nombreux changements se font toutefois attendre, le premier d’entre eux étant l’évolution des mentalités. Et à y voir de plus près, il reste du chemin à faire.
Depuis la déclaration du roi Aballah Ben Abdelaziz Al Saoud à propos de la représentation des femmes au sein du conseil de la shura, les médias ne cessent de relayer l’information en évoquant le début du « printemps de la femme arabe ». Cette déclaration ouvrirait, selon eux, une nouvelle page dans l’histoire de la cause féminine dans le royaume, et dans tout le monde arabe. Elle révolutionnerait les pensées et romprait avec la stigmatisation qui est aujourd’hui la règle. Mais n’est-ce pas là un autre mouvement de pion dans le jeu d’échec hermétique qu’est la politique saoudienne? Les mots prononcés par le roi le soulignent avec clarté : « parce que nous refusons la marginalisation du rôle de la femme dans la société saoudienne, dans tous les domaines de travail en accord avec les dispositions légales, et après consultation d’un grand nombre de nos savants au sein de la commission des grands oulémas, et d’autres qui ne sont pas en son sein, qui ont salué et appuyé cette orientation, nous décidons ce qui suit : la participation de la femme dans le conseil de la shura en tant que membre à partir de la prochaine session et selon les dispositions légales ». L’usage de la première personne, le ton emphatique, la fluidité remarquable, tous les éléments de la parade y sont. La mise en relief de l’unité avec les religieux et de la puissance royale montre le caractère démagogue d’une décision qui n’est qu’une pierre de plus jetée sur le camp des conservateurs.
Dans ce bras de fer entre le roi moderniste et les forces radicales profondément enracinées dans le pays, tous les coups sont bons pour affaiblir les positions adverses, notamment les offensives médiatiques. Le conseil de la shura est un organisme nommé dans son intégralité par le roi, il siège à sa demande pour discuter des thèmes proposés par ce dernier et n’a qu’une fonction purement consultative. Qu’une femme soit autorisée à y siéger n’aura au final que deux conséquences: l’affaiblissement de la position des radicaux qui veulent s’accaparer le pouvoir, et le détournement de l’attention du mouvement féministe en Arabie Saoudite, premier pays au monde où la femme obtient des droits politiques avant de pouvoir jouir du droit de voyager seule, conduire, ou choisir sa tenue vestimentaire.
A l’autre bout du monde arabe, le Maroc vient de lever sa réserve sur les articles 9 et 16 de la CEDAW (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes). L’entrée en vigueur de cette ratification a été annoncée par un court texte inclus dans le fastidieux bulletin officiel, en date du 1er septembre. Cette décision fait du Maroc le premier pays arabe à ratifier l’article 16 qui dispose l’égalité au sein du couple, dans le divorce, le choix du nom de la famille et toutes les procédures civiles. Les médias internationaux s’en sont chaleureusement réjoui et ont félicité cette avancée majeure. Mais là encore, ce n’est qu’une étincelle aux yeux observateurs. Après sa ratification, l’article devient automatiquement supérieur aux normes internes et donc applicable à l’ensemble des citoyens. Mais la discrétion avec laquelle la ratification s’est faite (lettre confidentielle envoyée par le gouvernement marocain au secrétaire général de l’ONU), montre que la volonté du gouvernement n’est pas de consacrer les principes de l’article 16.
Aucun média n’a relaté cette avancée majeure, le gouvernement ne l’a jamais évoquée, et les citoyens n’en sont point conscients. Par conséquent, personne n’ira faire valoir ces nouveaux principes devant la cour constitutionnelle, et le temps d’une harmonisation de la loi nationale avec la convention est encore bien lointain. La discrétion du gouvernement sur la question, l’opacité de la procédure adoptée, et le silence des médias officiels révèle la véritable nature de cette stratégie de marketing comme nous avons coutume d’en faire dans un Royaume où la légitimité du régime ne tient plus qu’à l’admiration et aux applaudissements des gouvernements et institutions étrangères. Et comme ces dispositions avant-gardistes pousseraient -comme en 2002- des centaines de milliers de sympathisants islamistes dans les rues de Casablanca, on préfère les passer sous silence et ne jamais les faire valoir en exercice.
Somme toute, rien n’a changé dans le monde arabe depuis Mars dernier, lorsque l’armée égyptienne réalisait des tests de virginité sur les manifestantes place Tahrir. A croire que le “printemps arabe” n’a toujours pas fait éclore les roses fragiles qui peuplent ce vaste jardin qu’est le Moyen-Orient. Parler d’un printemps de la femme arabe est donc un jugement bien naïf et précipité.
Oui, le contexte régional est favorable à une émancipation des libertés individuelles et à l’égalité homme-femme. Mais non, rien ne laisse supposer que cette évolution viendra naturellement. Dans un contexte de tensions politiques exacerbées dans l’ensemble de ces pays, les femmes sont instrumentalisées au sein des luttes internes, que ce soit pour redorer l’image des systèmes à l’étranger ou pour affaiblir un adversaire politique. Le militantisme féminin doit pouvoir tirer profit de cette situation en tissant des alliances calculées au lieu de vanter des gains non-concrétisés. Le féminisme arabe ne peut alors se permettre de manquer ce rendez-vous, car c’est bien aujourd’hui que sont en train d’être posées les bases de la nouvelle société qui pourrait être égalitaire, ou patriarcale comme jadis.