Flottille(s) pour Gaza : une victoire stratégique d’Israël

Par David Apelbaum – 24 juillet 2011

Source: Al-Jazeera English

La flottille pour Gaza n’aura jamais vu Gaza. L’interception, mercredi 20 juillet, du bateau Dignité Al-Karama annonce la fin prématurée d’une aventure que ses organisateurs préféreront probablement oublier, quitte à la rééditer « sous une autre forme », comme l’a promis Thomas Sommer-Houdeville, porte-parole de la flottille. Quelques jours auparavant, la plupart des militants aéroportés de la « flightilla »[1] avaient été empêchés d’embarquer dans les avions qui devaient les emmener en Israël, et la plupart de ceux qui y sont parvenus sont aujourd’hui détenus en attente d’expulsion. Il est à présent temps de tirer un bilan de ces quinze jours. Deux logiques – celle du gouvernement israélien, celle des activistes des flottilles maritime et aérienne – se sont affrontées. Cette année, l’affrontement était attendu par les deux camps, et avait été soigneusement préparé de part et d’autres.

La meilleure issue possible pour Israël

Il a pu être affirmé que l’image d’Israël a souffert de sa gestion de la flottille. En ne laissant pas les activistes pénétrer dans les eaux et le territoire israélien, le gouvernement d’Israël se serait montré replié, paranoïaque, obsédé par sa sécurité. Pourtant, à dire vrai, on ne voit pas comment les événements auraient pu mieux se passer pour le gouvernement israélien. Si les bateaux étaient arrivés à Gaza, le blocus aurait effectivement été brisé, et Israël serait apparu comme affaibli – sans compter le précédent ainsi créé, et la possibilité de voir d’autres flottilles se mettre rapidement en place ; Israël aurait alors pu être forcé de lever le blocus, ce qui aurait constitué un échec stratégique majeur. Symétriquement, l’interception massive et simultanée des dix navires, éventuellement accompagnée de violence, aurait eu un effet désastreux sur l’image médiatique d’Israël.

Au contraire, la déroute de la flottille avant même d’avoir atteint sa destination a permis à Israël de remporter la victoire sur deux terrains. À court terme, les objectifs médiatiques des organisateurs de la flottille ont été largement mis en échec. À moyen et long terme, surtout, ces quinze jours ont été l’occasion d’un rapprochement diplomatique inédit entre Israël et d’autres puissances régionales et internationales, qui pourrait se révéler particulièrement significatif pour l’avenir.

Déboires et contrastes : les ratés d’une médiatisation

Analyser les objectifs – réels et prétendus – de la flottille à destination de Gaza pourrait être l’objet d’un article entier. Il demeure qu’on peut, sans prendre de risque, affirmer que l’aspect médiatique de l’opération était primordial : l’aide humanitaire apportée par les activistes était limitée dans le cas de la flottille, inexistante en ce qui concerne la flightilla. L’idéal aurait sans doute été de briser symboliquement le blocus aux yeux du monde entier ; mais une confrontation déséquilibrée avec l’armée israélienne aurait eu un effet tout aussi négatif pour l’image internationale d’Israël.

En empêchant les navires d’arriver à destination, Israël a empêché ces images d’exister ; et, au lieu de diffuser une aventure militante, les sites d’information ont transformé la flottille en un feuilleton rocambolesque où avaries, faux départs et protestations se succédaient, sans évolution de la situation – hormis l’accroissement exponentiel du stress des organisateurs, que relayaient les journalistes embarqués, et ses conséquences quelque peu décalées, telles que les manifestations miniatures organisées devant les ambassades d’Athènes.

Israël a en outre bénéficié d’une conjoncture internationale favorable – ou plutôt faudrait-il dire que les organisateurs de la flottille se sont montrés remarquablement ignorants de ladite conjoncture. Ainsi, tandis que les navires mouillaient en Grèce en protestant contre le sort des Palestiniens de Gaza, des dizaines de Syriens tombaient sous les balles de la dictature de Bachar al-Assad, et des centaines de milliers de Somaliens étaient menacés par une terrible famine. Souvent, ces trois actualités se juxtaposaient dans les médias occidentaux. En conséquence, la comparaison des situations, et la largesse des moyens déployés pour permettre à la flottille de prendre la mer, faisaient apparaître cette dernière quelque peu disproportionnée, et jetait une ombre douteuse sur les réelles motivations de ses organisateurs, souvent soupçonnés de faire preuve d’une indifférence coupable envers d’autres situations humanitaires plus graves que celle de Gaza[2].

Cette faillite médiatique, à son paroxysme, a été illustrée par un article de Christopher Hitchens, antisioniste revendiqué et coéditeur avec Edward Saïd d’un essai revendiquant un académisme pro palestinien[3]. Hitchens affirme, avec une franchise brutale, que la flottille s’est ridiculisée par des slogans grandiloquents et un storytelling d’héroïsme démesuré. Il ajoute que l’étendue des moyens déployés pour soutenir, même indirectement, le régime islamiste du Hamas qui gouverne Gaza, alors même que la situation des États voisins est autrement plus difficile, est moralement condamnable.

Au final, il est certain que de nombreux militants pro palestiniens ont partagé la colère et la frustration des passagers de la flottille ; mais il est, au contraire, fort improbable qu’un individu qui n’aurait pas été, dès le départ, un chaud partisan de l’expédition, ait pu être convaincu par les déboires de celle-ci. Au contraire, Hitchens est un bon exemple du rejet que cette opération, principalement médiatique, a pu susciter dans une certaine frange des mouvements pro palestiniens. Cette fois-ci, Israël a gagné la bataille des images.

Anciens et nouveaux alliés d’Israël

Mais c’est également un chassé-croisé diplomatique qui s’est déroulé en Méditerranée à l’ombre des caméras, dont l’aboutissement est un renforcement de la position d’Israël dans la région, à la veille d’un événement d’importance : la tentative, par l’Autorité Palestinienne et la Ligue Arabe, de voir reconnaître un État palestinien par l’Assemblée Générale de l’ONU en septembre.

Le premier allié d’Israël que la flottille pour Gaza a révélé est la Grèce. L’éloignement entre Israël et la Turquie depuis 2008 devait logiquement rapprocher Athènes de Tel-Aviv. Fin juin et début juillet, comme une annonce aux organisateurs de la flottille, des manœuvres militaires communes avaient eu lieu sur la base militaire grecque de Larissa. De la même manière que la flottille avait négligé l’impact des événements en Syrie sur son image médiatique, elle a négligé l’importance de l’alliance helléno-israélienne en prévoyant que la Grèce serait une étape clef de l’expédition. Le résultat en est connu : l’autorisation de quitter les ports grecs n’a pas été donnée, et tous les navires de la flottille (hormis le Dignité) sont restés à quai. La déclaration de Thomas Sommer-Houdeville selon laquelle le Premier ministre grec serait devenu « le commissaire aux affaires maritimes d’Israël » ne fait que traduire, avec quelque outrance, la réalité tangible d’une alliance nouvelle, avec laquelle la Méditerranée doit désormais compter.

Plus surprenant est le second allié, traditionnellement proche d’Israël mais que les trois dernières années avaient vu s’éloigner de Tel-Aviv : la Turquie elle-même. Certes, les relations entre le gouvernement Erdogan et ses homologues israéliens sont loin d’être aussi chaleureuses qu’elles pouvaient l’être auparavant. Il demeure que le gouvernement turc s’est comporté, dans l’affaire de la flottille, en allié fiable. Non content d’empêcher un navire turc de quitter le pays pour cingler vers Gaza et de décourager la participation de ses nationaux à l’expédition, le gouvernement turc a, en outre, participé au blocage des activistes de la flightilla aux aéroports d’embarquement. De surcroît, c’est dans un port turc que le navire Saoirse a été victime d’étranges avaries, et ce sont les autorités turques qui ont affirmé, après examen, qu’aucun sabotage ne pouvait être démontré.

On peut distinguer deux principales raisons à ce rapprochement. La première est conjoncturelle : vainqueur des récentes élections législatives, Erdogan n’a pas, dans l’immédiat, de gages anti-israéliens à donner à son électorat le plus conservateur. La seconde est structurelle : la stratégie de rapprochement de la Turquie avec des pays ennemis d’Israël dans la région est devenue beaucoup moins attrayante depuis le début de l’année 2011. D’abord, l’instabilité de la Syrie fait de celle-ci un allié des moins fiables pour Ankara, qui comptait bien l’utiliser afin de solder définitivement la question kurde. Ensuite, médiatiquement parlant, il est peu glorieux pour la Turquie de s’être rapprochée de l’Iran et de la Syrie quelque mois avant que ceux-ci n’ouvrent le feu sur leurs populations. Enfin, il semble que les tensions que ces nouvelles alliances ont créées entre Ankara et ses alliés américain et européen aient été plus profondes que prévu. Toujours est-il que les contacts entre ces deux alliés traditionnels se sont nettement réchauffés ; une méfiance réciproque demeure, mais sur les questions de sécurité, Israël devrait pouvoir compter sur la Turquie.

Le troisième allié est plus incertain, mais pourrait se révéler d’une importance clef : il s’agit de la France. Durant l’expédition de la flottille pour Gaza, le gouvernement français s’est contenté de déconseiller à ses nationaux de participer à l’opération. Il demeure que la politisation de la délégation française au sein de la flottille – où était notamment présent Olivier Besancenot, ancien leader du Nouveau Parti Anticapitaliste – peut être de nature à stigmatiser l’opération comme politiquement marquée, et à mener les principales forces politiques du pays à s’en désolidariser. On remarquera notamment que les principales figures du Parti Socialiste, pourtant à la recherche d’alliés à leur gauche dans le cadre des primaires, se sont montrées parfaitement muettes sur le sujet, sans même les appels rituels à alléger le blocus, pourtant consensuels dans la sphère politique française.

De là à parler de rapprochement, il y a un pas dont le franchissement n’est pas évident. Mais la France demeure une pièce clef de la stratégie de Netanyahou en vue de la possible proclamation d’un État palestinien par l’Assemblée générale de l’ONU en septembre. Netanyahou entend en effet, selon ses propres mots, « privilégier la qualité à la quantité » : si l’État palestinien est proclamé essentiellement par le vote d’États du tiers-monde, dont un bon nombre de dictatures membres de la Ligue Arabe ou de l’Organisation de la Conférence Islamique, alors que les grandes démocraties occidentales votent contre ou s’abstiennent, Israël pourra implicitement compter sur une véritable solidarité occidentale en sa faveur. Les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Italie, et probablement le Royaume-Uni sont déjà acquis à Tel-Aviv ; la France serait la dernière pièce de ce jeu d’échec à passer du côté d’Israël.

Succès et échecs stratégiques à la veille d’un automne décisif

Il faut encore ajouter, à ce contexte diplomatique favorable à Israël, la proclamation, le 9 juillet, de l’État du Sud-Soudan. Israël a toujours soutenu les velléités autonomistes puis indépendantistes des régions sud du Soudan, contre la dictature islamiste et violemment anti-israélienne d’Omar al-Bashir. Les déclarations croisées de Netanyahou et de Salva Kiir, président du Sud-Soudan, permettent d’imaginer des liens cordiaux entre les deux États dans les jours et les années à venir.

C’est donc avec une plus grande sérénité quant à sa situation internationale qu’Israël aborde le mois de septembre. Certes, ces succès résultent plutôt de négociations entamées il y a plusieurs mois, voire plusieurs années, que des inconséquences de la flottille pour Gaza. Celle-ci a néanmoins joué, à son corps défendant, le rôle de catalyseur, forçant les alliés d’Israël à se placer ouvertement aux côtés de Tel-Aviv.

Alors qu’arrive une échéance clef, d’Israël a profité des maladresses de la flottille pour renforcer ses positions diplomatiques. Quant aux mouvements de société civile pro palestiniens, peut-être auront-ils appris à tenir compte des relations entre les États sur lesquels leurs objectifs reposent – et à ne pas croire que la force de conviction et les slogans suffisent à construire une stratégie.


[1] Contraction entre flight, vol, et flotilla, flottille ; désigne les activistes qui entendaient rejoindre la Cisjordanie (et non Gaza), à partir de vols à destination de l’aéroport Ben Gourion (Tel-Aviv), en déclarant ouvertement cet objectif à la douane ; cette opération, baptisée « Welcome in Palestine », se voulait une commémoration de l’arrêt de la Cour Internationale de Justice du 9 juillet 2004, déclarant illégale la construction de la « clôture de sécurité » entre Israël et les territoires palestiniens.

[2] Par exemple, plus de 600.000 € ont été récoltés en France pour financer deux bateaux de la flottille, notamment « auprès des familles françaises d’origine arabe, sensibles à la question palestinienne ».  Même un observateur bienveillant conviendra que les insurgés syriens, et les Somaliens frappés par la famine, peuvent attendre encore longtemps de voir de telles sommes récoltées pour leur cause.

[3] Blaming the Victims: Spurious Scholarship and the Palestinian Question (1988), contenant notamment des articles de Noam Chomsky, Norman Finkelstein ou encore Rashid Khalidi.

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Filed under Foreign Policy & IR, Français, Palestine & Israel

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