Les occasions manquées de « l’exception » marocaine

Par Youssef Ait Benasser – 11 mai 2011

Après le 20/02, le 20/03 le 24/04 et le 1er/5, le mouvement contestataire du 20 Février en est à sa cinquième manifestation de grande échelle cette semaine. Ce mouvement est le fait d’un groupe de jeunes, fascinés par les « révolutions » tunisienne et égyptienne, y voyant l’occasion parfaite pour pousser vers un changement profond dans le Royaume Chérifien. Il faut aujourd’hui faire le bilan de l’action de ce mouvement sur les trois derniers mois, et en tirer par la suite des observations générales relatives à l’engrenage du pouvoir au Maroc.

La malédiction de la mobilisation.

C’est depuis la fin des années quatre-vingt que le Maroc n’a pas connu de larges mouvements de contestation. A l’époque, le scénario mettait aux prises un Palais Royal extrémiste dans l’absolutisme et une pléiade de mouvements de gauche radicale portés par de jeunes étudiants et universitaires. Le premier défi du mouvement du 20 février était alors relatif à sa capacité de mobilisation. La mobilisation d’une société qui, face à la cooptation de ses défenseurs d’hier, a choisi de tomber dans le quiétisme. Cette mobilisation a été relativement réussie, les chiffres ont progressé tout au long de la période, passant de 37.000 en Février, à plus de 80.000 en Avril. Le mouvement a vu le nombre de sympathisants augmenter de manière importante, mais surtout inattendue.

Inattendue, l’échelle de la mobilisation s’est retournée contre le mouvement.  Dès le début de leur entreprise les jeunes avaient choisi l’étiquette « apolitique » et « non-partisane ». Ils voulaient par là toucher la plus grande tranche sociale possible, indifféremment aux affinités politiques. Ils voulaient aussi, et surtout, marquer la distance avec l’offre politique qui ne correspond point aux besoins ni aux attentes des nouvelles générations.

A l’évidence, l’élargissement de la base a mis ce caractère apolitique en péril. Le mouvement s’est converti en une ficelle sur laquelle certains partis tirent et tirent encore. A la tête de ces partis, les laissés pour compte du régime : les Islamistes de « Justice et Bienfaisance », et les marxistes-léninistes d’ « Annahj ad-dimoqrati » (la voie démocratique). Ces derniers sont arrivés à tirer assez fort sur la ficelle pour s’approprier une grande partie du 20 Février, notamment au niveau des cellules de pilotage. Ces infiltrations, secondées par l’élargissement de la base populaire, ont fait perdre sa cohérence interne au mouvement.

En effet, il n’y a point de fil conducteur à même d’unifier les revendications de l’ensemble des partisans et des manifestants. L’échec est dans ce cadre cuisant et cela à deux titres. D’une part, l’architecture institutionnelle spéciale du Royaume rend impossible la création de slogans unificateurs comme ce qu’on a vu dans les rues du Caire ou de Tunis. Un « dégage » ne saurait s’adresser contre une figure précise. Un « le peuple veut la chute du régime » est très loin de faire l’unanimité, et c’est peu dire. Face à cela, les jeunes du mouvement ont essayé de forger des slogans, mais ils restent dans l’impossibilité de focaliser les demandes sur une institution ou une personne.

Le corollaire de cet échec est l’apparition d’un véritable flou artistique. Ce qui a commencé comme des revendications de réforme politique c’est rapidement transformé en un brouhaha à motifs socio-économiques. Nous sommes passés de manifestations dont le motif était la réforme du régime de manière intégrale, à un mouvement de défoulement collectif où chaque groupe vient faire une catharsis en défendant ses intérêts propres : l’emploi, la hausse des salaires, les compensations… Ce qui était apparu comme une prise de conscience collective a rapidement disparu, et nous nous sommes rabattus alors sur notre « amer waqe’ » (le fait accompli).

A qui la faute ?

Le mouvement semble avoir pêché par inadvertance. On rétorquera en disant qu’il a obtenu un semblant d’accélération du processus de forum. Mais c’est ce semblant d’accélération, incarné par le discours royal du 9 mars, qui a accéléré la décadence du 20 Février. On n’arrivait plus à trouver un projet politique ficelé pour contrebalancer le projet du Makhzen. On s’est donc naturellement rabattu sur le vécu, ce qui explique le retour en puissance aux revendications socio-économiques.

Ces revendications socio-économiques sont symptomatiques de la conscience politique de la société marocaine. On demande le « droit constitutionnel à l’intégration dans la fonction publique », le « droit à avoir un logement décent », et toute une panoplie de droits sociaux, preuves de la passiveté du citoyen-sujet. Le Maroc vit sous un régime répressif. La répression ne se combat pas par un attentisme : que le gouvernement « donne » du travail, que l’état « fournisse » un logement. Tout au contraire, la répression se nourrit de cette dépendance d’une société passive qui attend qu’on la nourrisse et ne fait aucun geste pour cultiver son champ. La répression se combat par l’action et non en revendiquant des droits sociaux dans un monde globalisé où règne l’économie de marché, et où l’on continue à reproduire des idées marxistes.

En Tunisie, le cri de révolte a été certes lancé par une classe pauvre, représentée par Bouazizi. Rapidement toutefois, une classe moyenne est venu s’approprier le mouvement, et l’encadrer en le nourrissant de véritables idéaux d’émancipation démocratique. En Egypte, une vieille conscience politique latente additionnée à la participation d’une jeunesse éclairée, incarnée par des figures comme Wael Ghonim, a réussi à endiguer la dérive sociale des revendications de changement institutionnel dans un pays où la pauvreté est flagrante. Au Maroc, le danger de la paupérisation du mouvement du 20 Février n’a pas pu être évité. Plus encore, une véritable prolétarisation a pris place. Un glissement obligatoire a alors été opéré vers un mouvement social qui appelle plus à un renforcement de l’Etat interventionniste qu’à une réduction des pouvoirs du Léviathan.

Le mea culpa qui doit donc être fait est celui d’une élite tournée vers l’occident et désintéressé par la situation dans son environnement immédiat. Le mea culpa également d’une classe moyenne conservatrice car aspirant à intégrer les sphères d’un pouvoir omnipotent afin de pouvoir en tirer aussi les fruits. C’est bien à ces deux groupes sociaux qu’incombe la responsabilité.

L’exception marocaine ne consiste pas en cet îlot de prospérité qu’on a toujours tenu à présenter, ce n’est pas non plus le modèle de l’ouverture et de la transition démocratique. L’exception marocaine c’est bien cela : d’une part un régime archaïque, figé et égal à lui-même depuis le XVIIème siècle -et qui entend se refaire un nouveau costume par des couturiers qui n’ont aucune notion des nouvelles tendances-, et d’autre part des mouvements contestataires aux mieux court-termistes, car frappés par une double malédiction : l’inertie des classes moyennes et instruites, et la complexité de l’architecture institutionnelle indéchiffrable. Tout deux empêchent la structuration d’un mouvement qui vit d’ores et déjà un échec qui ne dit pas son nom.

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Filed under Arab Spring, Français, Morocco

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